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Adchica et autres petits tracas...

Adchica et autres petits tracas... Vignette de La Peinture des mots

Adchica et autres petits tracas...

Il s’appelle Grégoire. Malgré son apparence sombre à première vue, il est acteur de métier, sur scène et derrière l’écran, adepte de Molière et de Shakespeare, mais réservé en coulisses, une fois la fête finie. Une personnalité décalée et un poil rétro (si on en croit les dires de son entourage) qui a le don inné de toujours fouiller dans la mauvaise poche. Elle, c’est Christine. Elle aussi est actrice, actrice de famille, au cinéma, au théâtre, à la télévision, ancienne sociétaire de la Comédie-Française, beaucoup plus ouverte, beaucoup plus sociale, douce, multicolore, vivante et vibrante à la fois. Christine aime les gens, et quand elle parle, ses bras voltigent. Enfin, je vous présente Jean-Claude, connu sous le surnom de Loulou, en souvenir de son grand manteau noir qu’il portait il y a quelques années. Il est lui aussi acteur, lui aussi au cinéma, lui aussi au théâtre, lui aussi à la télévision, mais aussi doubleur et amoureux de la trompette. Un anxieux hypocondriaque nostalgique, qui admet parfois se sentir sans intérêt, sans saveur et sans conversation. Jean-Claude est le genre de personne rarement au premier plan.

C’est au conservatoire que Grégoire Œstermann, Christine Murillo et Jean-Claude Leguay se sont rencontrés. C’était en 1975. Une drôle de bande d’amis qui vivaient le jour et travaillaient la nuit. Un rassemblement d’étudiants assoiffés de comédie et de théâtre. Tous les soirs, après leur représentation, ils avaient l’habitude de se retrouver au « Dos de la baleine », un restaurant modeste, mais assez chaleureux pour parler, boire, parler, boire, parler et boire. C’est ainsi que se noua une amitié sans faille, toujours de plus en plus forte, et c’est au cours de leurs discussions que, inconsciemment, l’idée du dictionnaire des tracas commença à poindre.

Vingt ans passèrent. Les hivers et les étés s’enchaînèrent, le temps les éloigna du Conservatoire et les années creusèrent des rides dans leurs visages, puis des visages dans leurs rides et une fosse dans leurs têtes. Il y avait quelque chose qui manquait. Mais quoi ? Un soir de nouvel an, en 1985, assis autour d’une table recouverte de victuailles abondantes et de vestiges de bouteilles en verre, les trois amis rassemblés parlaient, buvaient, parlaient, buvaient, parlaient et buvaient, le visage vultueux et bouffi par l’alcool (j’ai laissé place à mon imagination pour les quelques derniers mots ; rien ne prouve (ni ne dément) que l’ivresse avait en effet envahi l’âme de ces pauvres gens). Au milieu des coupes de champagnes et des chopes de bières, entre deux gorgées de vod… de vin, ils discutaient. C’était le nouvel an ; ils discutaient de sujets banals, de sujets desquels on discute usuellement lors du nouvel an : nostalgie, projections… et surtout de la vie de tous les jours, ou plus particulièrement des petits désastres quotidiens : « boire avec entrain une canette qui a servi de cendrier », oublier la nature et le·a destinataire d’un cadeau déjà emballé, avoir dans la tête le refrain d’une chanson qui refuse catégoriquement d’en sortir, regarder une mouche qui se cogne et se recogne contre le châssis de la fenêtre que l’on vient de lui ouvrir avec d’étranges pulsions meurtrières…

À la fin de la discussion, une fois que les bouteilles eussent toutes été vidées, Christine, Grégoire et Jean-Claude tombèrent d’accord : « Il n’y a pas de mot pour dire tout ça. » Et ils se promirent qu’ils allaient remédier à ce manque de mots si perturbant et si contraignant. Ils allaient écrire un « dictionnaire des tracas » qu’ils nommeraient Baleinié en hommage à ce restaurant modeste, mais assez chaleureux pour boire, parler, boire, parler, boire et parler où ils passaient toutes leurs soirées. Oui, ils allaient écrire un dictionnaire, un dictionnaire entier, peu importent le temps et les moyens que cela leur demanderait, peu importent les obstacles qu’ils rencontreraient, ils allaient écrire un dictionnaire, dans lequel il y aura des pages roses, avec des locutions latines et des tableaux de conjugaisons, mais dans lequel il y aura surtout des nouveaux mots pour désigner les tracas du quotidien, des mots qu’ils inventeront sans contrainte d’étymologie, de morphologie ou de logique. Car selon eux : « Subir est une chose, mais savoir qu’on est nombreux à partager la même infortune à quelque chose de réconfortant. »

Il aura donc fallu dix-sept ans à Christine Murillo, Grégoire Œstermann et Jean-Claude Leguay pour enfin accoucher du premier volume du Baleinié. Car, contrairement à ce que l’on pourrait croire avec ce début merveilleux, l’écriture de ce petit bouquin a plus ressemblé à une scène épique avec Moby Dick ou à une chasse au bélouga qu’à un long fleuve tranquille… En effet, une fâcheuse « incompatibilité d’humeur » avec le nouveau propriétaire du Dos de la baleine entraîna, en 1992, un arrêt total des « séances de travail dînatoires » organisées par le petit équipage lexicographique. Et là, il y eut un soudain vide. Plus d’inspiration. Plus d’idées. Plus de rires. Plus aucun éclat, plus aucune lueur, plus aucune volute d’inventivité, ni de créativité. Le Dos de la baleine qu’ils avaient connu et qu’ils avaient remplis de leurs bons souvenirs, de leurs discussions animées et de leurs émotions n’était plus. Et en le perdant, ils avaient perdu tous leurs bons souvenirs, toutes leurs discussions animées, toutes leurs émotions et surtout l’envie d’écrire. Et en perdant tous ces souvenirs, ces discussions, ces émotions, ils avaient laissé le Baleinié s’évanouir à l’horizon, prendre le large et leur dire adieu. Pendant cinq ans, il y eut cette espèce d’aboulie, de panne, de sommeil, d’inactivité, de langueur profondes et irraisonnées. Plus personne n’écrivait. Plus personne n’y pensait. Enfin, presque…

Le miracle divin qui sauva le Baleinié de son naufrage survint en août 1997, au festival d’écriture contemporaine la Mousson d’été. Dans la chaleur moite de la fin d’été, écrasés par le soleil de plomb et plombés par une chaleur écrasante, défilaient actrices et acteurs sur une estrade en bois noir. En coulisse, une femme et deux hommes. Nerveuse. Angoissé. Anxieux. Le trac était à son comble. Quelqu’un surgit soudain du pendrillon et annonça le programme. Ça y était. Les comédiens montèrent sur scène (car oui, n’oublions pas que leur activité de départ est le jeu). Les projecteurs se braquèrent sur eux. Les micros étaient tout ouïe. Déglutitions. Trois corps se balançant de droite à gauche et de gauche à droite. Un téléphone, peut-être, quelque part dans la foule. Des battements de cœurs — de plus en plus rapides — effrénés, même. Puis ils se lancèrent. Puis ils s’abandonnèrent. Improvisèrent une saynète dans laquelle ils utilisaient quelques-uns de leurs nouveaux mots étranges. Le public éclata de rire. Ils improvisèrent une deuxième saynète. Le public éclata de rire. Ils cartonnaient. C’est ainsi que réapparut l’idée du Baleinié. Pierre Lescure, journaliste et homme d’affaires, qui était dans l’assistance, contacta dans l’instant Louis Gardel, éditeur au Seuil. Un premier tome sortit en novembre 2003, sans page rose ni locution latine ni même tableau de conjugaison, mais il sortit. Un deuxième tome sortit en novembre 2005. Un troisième en novembre 2007. Et un quatrième en mai 2013. (Selon la revue Télérama, un cinquième volume est au programme).

Le 8 décembre 2005, dans la ville de Sénart, en Île-de-France, on assiste à un autre événement décisif dans la popularité du Baleinié : la création de Xu, puis celle d’Oxu (qui sont deux mots de leur invention désignant respectivement un objet bien rangé mais dont on ignore où et un objet que l’on perd aussitôt après l’avoir retrouvé), leurs deux petits nouveau-nés théâtraux d’après leur dictionnaire, qui furent accueillis dans la presse comme le messie par Tariq Ramadan (ou l’inverse…) : Pariscope, Figaroscope, Les Inrockuptibles, Paris Match, Les Échos… et même Le Nouvel Observateur, Le Monde et Télérama qui sont pourtant connus pour être plus durs à convaincre, qualifient ce spectacle de mille et un noms : « revigorant », « inénarrable », « désopilant », « irrésistible », « jubilatoire », « délicieusement incarné », « d’une intelligence rosse », « irrésistible de drôlerie », « de grande dimension » « un bijou scénique à dénicher immédiatement », « trésor d’inventions qui vole au plafond », « spectacle anti-crise à l’humour dévastateur », « drôle à en pleurer de joie », , « des comédiens qui dépotent », « trois virtuoses », « trois créateurs géniaux et totalement farfelus », « haut voltage de rigolade »…

Dedans, ils mettent en scène — ou plutôt ils reconstituent — par exemple certaines de leurs « séances de travail dînatoires ». En voici un court extrait :
« Grégoire : — Soucoupe qui reste collée un instant au cul de la tasse…
Christine : — Une amonatude ?
Grégoire : — Tu l’écris comment ?
Christine : — A, M, O, N, A, T, U, D, E.
Jean-Claude : — Oh, les A, ça, on en a…
Grégoire : — Non, ça fait mot inventé.
Christine : — Euh, vicquerie ?
Grégoire : — Ouh là ! Une vicquerie !? (…) Pour l’instant, nous n’avons toujours pas de C, ni de D, ni de…
Jean-Claude : — En G, on est léger.
Grégoire : — Ni H, I, K.
Christine : — Eh ben, achica !
Jean-Claude : — Ah, « ashika » y a un côté japonais : « petite catastrophe pendant la cérémonie du thé ».
Christine : — Adchica, avec un D devant « ch » ! »

Certains des néologismes proposés par ces trois comédiens déjantés ont déjà dompté mon cœur… Parmi eux, le très célèbre « jubjoter » que de nombreux sites citent comme étant un « vrai » mot de la langue française (c’est bon signe !) et dont la popularité et l’efficacité du bouche-à-oreille ont conduit à la perte de sa source (c’est moins bon signe). Il faut dire qu’il est assez séduisant, et assez universel : « émerger d’un rêve sans savoir la fin et tenter d’y retourner pour connaître la suite ». Il est vrai, je l’avoue, (en tout cas pour moi), que parfois, se faire interrompre en plein rêve fantastique par le clignotement sonore strident du réveille-matin alors que le suspens se fait insoutenable peut déboucher sur des envies irrépressibles d’y retourner, quitte à ignorer l’appel du devoir. Et à chaque fois (en tout cas pour moi), il s’avère que c’est inutile, car impossible, et que l’on n’aurait peut-être pas dû ignorer l’appel du devoir…

J’ai également une profonde affection pour les mots çon, çonçon et çonçonçon, qui désignent respectivement la petite apostrophe un peu trop timide qui n’a pas pu parvenir jusqu’aux oreilles du serveur ou de la serveuse, l’apostrophe un peu plus forte que l’on lance au serveur ou à la serveuse en espérant qu’il·elle réagisse enfin mais qui, finalement, n’aboutit à rien de très concret, et enfin une vague formule de politesse hurlée pour passer commande. Mais que voulez-vous ? Serveur·se est un métier bien plus compliqué qu’il n’y paraît, et qui n’a pas le don de l’ubiquité n’est pas taillé pour exercer cette profession aux multiples dangers (même si, en réalité, je n’en sais rien puisque je n’ai pas le don de l’ubiquité). Un autre adjectif me semble bien pratique en société, car j’ai remarqué qu’il s’agit d’une pathologie par laquelle nombre d’entre nous (j’en fais partie, je n’ai quasiment aucune honte à le dire) : aflète, qui est très pratique pour qualifier toutes les personnes « qui ne font pas de bises quand elle[s] f[ont] la bise ». Je suis aussi touché, comme, malheureusement, des millions de personnes sur cette planète, par l’igourie : cette faculté à toujours chercher dans la mauvaise poche en premier. Mais pour décrire cela, il me semble qu’il y a un autre mot : la loi de Murphy, ou pourquoi « Tout ce qui est susceptible de mal tourner tournera mal ». Toujours parmi mes favoris : le verbe pronominal xéloper : « se sentir sans charme, sans saveur et sans conversation », l’adjectif psonque : « moche sur la photo » ou le nom parnotier : « réparateur qui passera entre huit heures et dix-sept heures ». Et pour terminer, la pire terreur des lecteurs de dictionnaires, la bête noire du lexicographe : l’æspégéca, que l’on peut également orthographier « espégéca » et abréger « SPGK » ; il s’agit bien entendu d’un renvoi (dans un dictionnaire, je veux dire) qui lui-même renvoie à une autre entrée, qui elle-même nous conduit vers une autre entrée, qui elle-même nous aiguille sur un autre mot, et cætera… Un beau clin d’œil du Baleinié

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Sources et références

Un article de Libération : https://www.liberation.fr/portrait/2006/08/10/tracastrophes_48146 


Un article de Télérama : https://www.telerama.fr/livre/toujours-avoir-un-baleinie-sous-le-coude,98287.php 


La page Wikipédia de Grégoire Œstermann : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Grégoire_Oestermann 


La page Wikipédia de Christine Murillo : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Christine_Murillo 


La page Wikipédia de Jean-Claude Leguay : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Jean-Claude_Leguay 


Évidemment : Le Baleinié, Le dictionnaire des tracas (l’intégrale) aux éditions Points dont je vous ai parlé il y a déjà fort, fort longtemps sur ce site : https://www.lapeinturedesmots.com/copie-de-le-mot-qui-avait-le-plus-d-1 


Et si vous envisagez pour prochainement une petite séance de théâtre : https://www.theatredurondpoint.fr/spectacle/xu/ ou https://theatrelapepiniere.com/oxu.html

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