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Curiosités

O

     n commence maintenant à le savoir, le français regorge de curiosités et de bizarreries.

Dans cette rubrique, jeux de mots, questions existentielles, recueils décalés, néologismes en folie et « bons usages » dans tous les coins.

Point focus
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Point focus

D

'épîtres en épîtres, de fil en aiguille, les histoires étranges que la langue française a à nous conter.

C

Épisode 6

Ce qu'on ne vous a jamais dit sur les verbes irréguliers

    inq-cent-soixante-dix. C’est le nombre de verbes, dans la langue de Molière et de Coluche, qui ne respectent pas la législation en matière de conjugaison. Et j’entends par là les désinences bizarres d’acquérir, les étranges avatars de mouvoir, le passé simple de peindre, celui de coudre, l’infecte bouillie de bouillir, le nombre de L dans appeler, les légendes urbaines et rurales autour d’ouïr, l’absence de pluralité de frire et tous ces verbes capricieux qui pourrissent chaque année la vie de millions de Francophones et qui découragent tant de petits élèves candides, naïfs et innocents qui cherchent à apprendre notre langue.

Sans rire (ou presque), je pense qu’il n’y a rien de plus universel (ou presque) que les verbes irréguliers (ou presque). Tou·te·s uni·e·s dans l’adversité (ou presque) ! Dans la haine de ces criminels insoupçonnés, de ces diablotins angéliques, de ces tueurs en série qui éventrent à coups de couteau notre langue et notre cerveau…

Dans cette audacieuse (en toute modestie) sixième épitre articulaire lapeinturedesmotsesque, n’ayons plus peur d’eux, n’ayons plus peur de rien, pendant qu’on y est. Ressaisissons-nous et ressaisissons le couteau pour le retourner dans la plaie. Osons. Osons nous poser les vraies questions, les questions qui fâchent, quitte à briser la glace. Osons enquêter, investiguer, pister chaque indice au peigne fin, en profiter pour démêler cette affaire, décrypter et démasquer enfin les véritables objectifs machiavéliques de ces verbes si justement haïs.

Pourquoi la plupart des verbes les plus communs sont-ils irréguliers ? Pourquoi un tel paradoxe, un tel non-sens, une telle contre-intuition ? Pourquoi rien n’a été fait pour les simplifier ?

Prenez ma main, montez à bord, accrochez-vous, fermez les yeux (au sens figuré, parce que lire les yeux fermés, croyez-moi, c’est vachement compliqué) et préparez-vous à être tutoyé·e. Je vous emmène dans les tableaux les plus sombres de la conjugaison…

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Des mots androgynes et hermaphrodites

Épisode 5

Des lettres les plus fréquentes dans la langue française

Épisode 2

Le sexe des mots : le pourquoi, le quand et le comment

Épisode 4

Le palmarès des mots ayant le plus d'homonymes

Épisode 1

Cinq contraintes oulipiennes pour jouer avec les mots

Épisode 3

Le bon Usage

Q

uand la langue fait semblant de nous laisser le choix...

En dix épisodes

Le bon Usage

Chocolatine ou pain au chocolat ?

Épisode 7

Deuxième ou second ?

Épisode 4

Mot ou terme ?

Épisode 1

Un ou une après-midi ?

Épisode 6

Bateau ou navire ?

Épisode 3

Sûr ou certain ?

Épisode 5

Chagrin ou tristesse ?

Épisode 2

Le Vêtement de la pensée

«

Le style est le vêtement de la pensée. » Sénèque.

 

Dans cette rubrique, découvrez la danse des mots dans une ribambelle de figures de styles. Avec des exemples foisonnants, une forêt de définitions et tout ce qu’il faut d’humour.

Le Vêtement de la pensée

Récemment j’ai écrit, puis publié, un bref billet sur les sophismes, un billet si bref qu’il m’était impossible d’y balayer tout le sujet, un billet si bref qu’il m’a fallu sélectionner un nombre très restreint de types de sophismes dont j’allais brosser le portrait. À la fin de l’article, après m’être relu, après avoir corrigé mes (rares) erreurs, après avoir collé et vérifié toutes mes sources, je m’étais juré qu’un jour, tôt ou tard, j’aborderai de nouveau le thème. Ce jour, tôt ou tard, est aujourd’hui arrivé, et il est temps que je partage avec vous une trouvaille : la loi de Godwin.

La loi de Godwin tient son nom de l’avocat et écrivain américain Mike Godwin, qui lui donna naissance en 1990 et la définit en tenant à peu près ce langage : « plus une discussion en ligne dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler s’approche de 1 ». Autrement dit, plus un débat dure longtemps, plus il devient inexpressif, inextricable, digressif, plus ses participant·e·s perdent patience, et finissent par créer une analogie avec Hitler, le nazisme en général, ou toute personnalité, évènement ou groupuscule représentant par excellence les « méchants » de l’Histoire ; c’est-à-dire qu’à partir du moment où la loi de Godwin est vérifiée, l’accusé·e se retrouve acculé·e, et n’a plus aucune défense : c’est le point de non-retour. Le point Godwin (l’appellation « point » faisant ici écho à l’anglais « point », qui signifie « argument ») est la parade de la loi de Godwin : on attribue un point Godwin à son adversaire en lui signifiant qu’iel vient de se discréditer en vérifiant très bêtement la loi de Godwin : tu es à cours d’arguments, alors tu m’attaques naïvement ad hominem, ad personam, en utilisant des sophismes et des raisonnements complètement erronés et fallacieux (raisonnement de la pente glissante, où l’on extrapole les dires de l’adversaire pour les tourner à la catastrophe, sophisme de l’épouvantail, où on lui fait dire ce qu’il n’a pas dit…)

Au départ, la loi de Godwin a été inventée pour le réseau Usenet, un système de forums virtuels où a priori Mike Godwin s’aventurait régulièrement. L’expression s’est ensuite retrouvée étendue à l’intégralité d’Internet puis à l’intégralité des discussions foireuses et des débats foireux. Elle a ensuite parcouru le monde grâce à la magie des réseaux et a contaminé différentes langues (l’espagnol, l’italien, le néerlandais, le portugais… ou, plus étrange encore, l’afrikaans, le basque, le slovaque, le tchèque…) Le « point » Godwin, quant à lui, est typiquement français. Selon Mike Godwin, « j’ai inventé la « loi de Godwin », pas « le point Godwin » – cette expression s’est développée chez les Francophones. Celles et ceux-ci parlent de « point Godwin » quand ils atteignent, dans la discussion, le stade de la comparaison avec les nazis : ils se décernent même des « points Godwin » par dérision ! J’apprécie cette inventivité linguistique mais, à ma connaissance, cette expression est propre aux Francophones. »

Au-delà de la simple discussion en ligne, les hommes et les femmes politiques raffolent de la loi de Godwin : par exemple, en 2011, le Premier Ministre belge Yves Leterme fait l’analogie malheureuse entre la Radio-Télévision belge de la Communauté française et la Radio Télévision Libre des Mille Collines qui en 1994 avait grandement encouragé, voire entrainé (ne mâchons pas nos mots) le génocide de l’ethnie Tusti au Rwanda. Le journaliste de Libération Jean Quatremer, dans un croustillant article intitulé « Yves Leterme pète les plombs (encore) », estime « qu’un homme politique critique le travail d’un média qu’il juge orienté, rien de choquant : c’est son droit le plus absolu. Mais, en revanche, qu’il assimile la RTBF à un média qui a activement participé à un génocide qui s’est soldé par la mort de 800 000 personnes, voilà qui dépasse l’entendement. Manifestement, Leterme, en atteignant le point Godwin, ne sait pas de quoi il parle et, surtout, ignore la force que peuvent avoir les mots dans un contexte déjà tendu entre deux communautés ». Le 12 mars 2009, la Ministre de la Culture et de la Communication, s’est vue attribuer un point Godwin après avoir déclaré, lors d’une prise de parole sous le regard froid et éteint de ses collègues, être « accablée par toutes les caricatures sur tous les bancs et par l’obstination qui consiste à présenter l’Hadopi comme une sorte d’antenne de la Gestapo. » Mais la France n’a pas le monopole du point Godwin, loin de là. En aout 2013, le monde politique de l’Allemagne était ébranlé par une fâcheuse affaire : les Vert·e·s souhaitaient instaurer dans les cantines scolaires un jour végétarien par semaine. Quelle mauvaise idée ! Hitler était végétarien… En mars 2013, plusieurs longues manifestations secouent Chypre contre la demande d’Angela Merkel que les épargnants chypriotes renoncent à une partie de leurs économies pour éviter une banqueroute. Elles rappellent consciencieusement le passé de l’Allemagne et, bien entendu, le nazisme. Peine perdue pour la chancelière allemande.

Lors de mes recherches dans les tréfonds d’Internet, je suis tombé sur une figure similaire à la loi de Godwin : la reductio ad Hitlerum. Utilisée pour la première fois dans un article du philosophe Leo Strauss en 1951, puis en 1953 dans son ouvrage Natural Right and History, elle désigne le procédé rhétorique consistant à discréditer les arguments ou les engagements de son adversaire en les mettant en perspective avec ceux d’Adolf Hitler. C’est ainsi que l’on pourra conspuer le végétarisme au prétexte qu’Hitler était végétarien (tiens, tiens !) ou encore les campagnes anti-tabacs que soutenait ce même Hitler. Ce dernier étant, comme je l’ai déjà dit, le « méchant » par excellence, on se retrouve facilement démuni·e. Au passage, le point Godwin peut être rapporté à n’importe quel dictateur tortionnaire de l’Histoire. En Espagne par exemple, Franco a tendance à faire de meilleurs résultats que son copain allemand.

Mais en fin de compte, la loi de Godwin ne serait-elle pas devenue un épouvantail, un prétexte, ne serait-elle pas devenue abusive ? Xavier de La Porte, journaliste, nous donne un exemple très éloquent que je vais mettre en citation pour qu’on ne me croie pas en être l’auteur. « Vous dites qu’il est permis de voir un brin d’antisémitisme quand Dieudonné dit qu’il veut enfoncer « enfoncer [sa] petite quenelle dans le fion du sionisme ». « Point Godwin » va-t-on vous répondre. » Et ce serait faux : car lorsque Dieudonné éructe cette phrase si jaculatoire (le meilleur adjectif en ce qui concerne notre situation), il profère réellement des paroles antisémites — ou plutôt antisionistes. Ce n’est pas une illusion, ni un fantôme, c’est la réalité. Celui ou celle qui répond « point Godwin » à cette affirmation s’en sert à mauvais escient, abusivement, simplement pour mettre fin à cette discussion qui touche à un sujet auquel on préfère ne pas habituellement ne pas toucher. On appelle d’ailleurs cela le point Wingod. Aussi, aujourd’hui, on assiste à une banalisation du terme nazi : son usage a glissé, son sens a glissé, s’est affaibli, et peut tout simplement désigner aujourd’hui une personne maniaque. C’est ainsi qu’ont pu apparaitre les féminazi·e·s et les grammarnazi·e·s, qui n’ont pourtant rien à voir avec Hitler ou Himmler. Évidemment, on pourrait citer de nombreuses causes à ces changements, comme le temps qui passe, la Shoah qui s’éloigne, ses témoin·te·s qui disparaissent au fur et à mesure ou encore les souvenirs qui s’estompent, mais la responsabilité de la loi de Godwin et autre reductio ad Hitlerum est largement indéniable.

Depuis quelques années, la tendance semble un peu dériver. Aujourd’hui, sur les réseaux sociaux et dans les pages de certains journaux, on n’insulte plus de nazi·e, mais de fasciste (ou facho). Voyez plutôt : on retrouve dans cette catégorie l’État français (« régime fasciste de Macron », « la France sur le point de basculer dans le fascisme », « dérive fasciste au plus haut niveau de l’État », « État fasciste gouverné par une mafia », « gouvernement de fachos abrutis complètement crétins, incompétents et incultes », « irrésistiblement État fasciste »…), les membres de la « gauche » politique (« le fascisme de gauche gagne du terrain », « néofascisme de gauche », « le fascisme est désormais à gauche », « les gauchos fascistes », « un facho gaucho »…), l’Union Européenne (« l’Union Européenne, c’est vraiment un projet fasciste », « c’est un piège fasciste », « l’Union Européenne (…) est un projet fasciste »…), les banques (« un fascisme doré » selon Marine Le Pen…), les écologistes (« il y a un fascisme vert », « ce que j’appelle le fascisme vert et contre lequel il faut lutter » selon Marine Le Pen encore une fois…), Les Républicains (« C’est vous, les fachos » (Gilbert Collard)…), les député·e·s de l’Assemblée Nationale (« Laissez-moi parler ! Vous êtes des fascistes » (Gilbert Collard, décembre 2012, pendant une de ses prises de parole dans l’hémicycle)…), les journalistes (« Vous êtes un fasciste, Monsieur, je ne vous parle plus » (Gilbert Collard, RMC, juillet 2014)…), l’extrême-gauche (« l’extrême-gauche fasciste » (Gilbert Collard)…), la loi anticasseurs et ses partisan·e·s (« C’est une loi fasciste. Ça vous surprend que les fachos de service ne votent pas une loi fasciste ? Eh bien il faut atterrir mon vieux. Les fascistes ne sont pas ceux qu’on croit. » (Gilbert Collard)…), et même les antifascistes (ça peut paraitre étonnant, mais dans la bouche, ou plutôt dans le fil Twitter de Gilbert Collard, tout est permis…) Bref, on utilise cette pseudo-insulte pour tout et n’importe quoi, n’importe quand, n’importe comment, à tort et à travers et bien souvent à mauvais escient. Car, ne l’oublions pas, le fascisme n’est pas synonyme de l’extrémisme. Il s’agit d’un régime nationaliste, belliciste et prônant la violence en tous genres, qui demande la création d’un « homme nouveau », un guerrier exacerbé, insensible et totalement imperméable aux émotions, aux antipodes de l’homme libéral, humaniste, démocrate, philanthrope et chrétien selon Mussolini lui-même. Alors, à part dans le cas de notre « extrême-droite », voire de notre « droite » (mais par certains infimes aspects et de temps en temps), aucun parti politique en France n’est fasciste, que ce soit le Parti Socialiste, le Parti écologiste, les partis d’« extrême-gauche », La République En Marche…

Lors de mes vagabondages dans les profondeurs de la Toile, je suis tombé sur un article de Bling, blog de linguistique illustré, intitulé « Le point Orwell ». Intrigué de n’avoir trouvé ce point sur aucun autre site, je cliquai sur le lien. « Connaissez-vous le point Orwell ? La loi générale qui le définit s’énonce comme suit : « Plus une discussion sur la langue dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant la novlangue ou George Orwell s’approche de 1 ». (…) Fabrication maison ! Un détournement hasardeux du point Godwin – quoique pas si inédit puisqu’existent déjà les points sarko, troll, rageux, playskool, hipster… [J’ajouterais aussi la loi de Poe, qui stipule que dans une discussion en ligne, on ne distingue pas les images d’extrême-droite des images satiriques qui reprennent les idées de l’extrême-droite pour les tourner au ridicule, N.D.L.A.D.C.A.] Notre idée de « point Orwell » vient de l’observation selon laquelle Orwell est invoqué très souvent (à tort et à travers, aurait-on parfois envie de dire), dès lors qu’il est question de la moindre modification introduite sur la langue. » Mais évidemment ! J’avais enfin posé un mot sur ce phénomène si commun qui me fait rager depuis tant de temps et trouvé une bonne occasion de vous en parler.

Le ou la novlangue (généralement les puristes préfèrent le genre masculin, mais là n’est pas la question) ou néoparler (dans la nouvelle traduction de 2018) d’Orwell, tout comme l’allusion au nazisme, au fascisme, au populisme ou au génocide des Tutsis au Rwanda, est l’argument ultime, celui que l’on balance irrémédiablement à la fin d’un débat autour de la langue française, et plus particulièrement de quelque évolution la concernant pour éviter de trop se creuser la cervelle. On l’a entendu notamment dans le débat — que dis-je, dans la bataille — autour de l’écriture inclusive (« L’écriture inclusive est une réécriture qui appauvrit le langage exactement comme dans le novlangue dans 1984. » « Si le corps sonore de la langue souffre de ce comportement obsessif, une autre forme de novlangue présente un défaut encore plus inquiétant : on ne peut pas la lire à haute voix. » « Novlangue, le retour. Au secours Orwell ! » « Pas la peine de créer une novlangue qui appauvrit nos règles grammaticales. » « Les débats actuels sur l’écriture inclusive me rappellent un peu ce que j’ai ressenti la première fois que j’ai lu 1984 de George Orwell. » « Ne cède-t-on pas ainsi à la novlangue d’Orwell : pour affirmer une pensée il faut supprimer les mots dont le sens n’es pas orthodoxe et ainsi de « rendre impossible tout autre mode de pensée ». »)

Mais pas seulement ! L’écriture SMS et plus généralement du « langage des jeunes » — bien que l’écriture SMS ne soit pas spécialement dédiée aux jeunes — sont aussi des thématiques où l’on retrouve souvent, bien trop à mon avis, des allusions à notre cher Monsieur Orwell (« Les SMS, qui s’écrivent de plus en plus en novlangue. » « Pour l’amoureuse de la langue française que je suis… une abomination ce langage SMS ! Orwell 1984… La destruction du langage écrit pour détruire la pensée… Nous y sommes ! [Et je ne m’arrête pas là parce que c’est tellement drôle à lire, N.D.L.A.D.C.A.] Des gens haut placés ont déjà tenté d’alléger l’orthographe pour y substituer la phonétique (…). Nos gosses sont bien inconscients que demain, devenus des numéros, dans l’immense camp servile, ils ne pourront plus DIRE puisqu’ils ne pourront plus PENSER ! Devenus des marionnettes aux mains de quelques puissants qui tirent les ficelles, ils ne pourront plus se révolter ! L’avenir est plus que sombre à mon avis ! »), pour évoquer la « purification » et la « bien-pensantisation » des textes officiels comme la suppression du terme Mademoiselle dans les documents administratifs ou la notion de race dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (« La novlangue de George Orwell, c’est pour quand ? Les sujets de préoccupation des féministes me paraissent très pertinents. [Émoticône que je ne peux pas reproduire dans cet article représentant un personnage au visage jaune tirant la langue en souriant]. » « Ce qu’il faut voir c’est que les bien-pensants font œuvre depuis un certain temps d’une destruction de notre langue pour mieux nous dominer (voir par exemple la suppression des mots vieux, mademoiselle, etc.) Cela a été théorisé par le grand Orwell par le terme de novlangue ». « Supprimer « Mademoiselle », c’est en outre appauvrir le langage en le privant d’une nuance. (…) Or, comme Orwell l’a montré brillamment, c’est par la perte de la palette des nuances que l’on combat au mieux la liberté de penser ». « Et ce débat sur ce Madame/Mademoiselle m’a ramené à autre chose, il m’a fait penser à la novlangue »), pour désigner les rectifications orthographiques de l’Académie française en 1990 (« Se taire n’est plus possible, devant les assauts d’un « novlangue » si proche de ce que décrivait George Orwell dans 1984 », « On commence par simplifier les mots, puis on supprimera sans doute ceux qu’on ne pourra simplifier… La novlangue d’Orwell n’est pas si loin… » « NON !!! Que sera-ce ensuite ?! Vous voulez dire, inventer une orthographe simplifiée telle la novlangue dans 1984 d’Orwell ?!! »), pour parler des néologismes et anglicismes du travail, des politiques et de leur langue de bois (xyloglossie pour les expérimenté·e·s) (le passage de la vidéosurveillance à la vidéoprotection, par exemple) et même de l’éducation selon certaines et certains (« Parce que, quand même, « éléments de langage », on dirait du Orwell. Le George Orwell de 1984 ? Mais oui, la novlangue. » « Quand il publie, voilà soixante-cinq ans, son roman visionnaire 1984, George Orwell se doute-t-il que la novlangue, cette entreprise de destruction des mots pour déposséder les citoyens de leur pensée, aura vraiment cours ? » « La novlangue du gouvernement pour ne pas parler de « violences policières » ». « Cette novlangue macroniste qui rend fou ». « La novlangue corporate est d'une efficacité redoutable. » « Pour ces jeunes éduqués en novlangue, la littérature du passé n’existe plus. » Et c’est sans compter les différents livres comme La Novlangue managériale d’Agnès Vandevelde-Rougale (2017), Du racisme, de la novlangue et de l’extrême-droite de Shanan Khairi (2014)…)

Bref, le novlangue de George Orwell est progressivement devenu une sorte d’excuse, un prétexte… Car il se présente comme le degré suprême de simplification et d’euphémisation. Ainsi, en utilisant ce juron moderne, on veut faire peur à l’audience : attention, l’écriture inclusive va vous rendre bêtes ; attention, la réforme de l’orthographe a été mise en œuvre pour vous contrôler ; attention, utiliser des abréviations ou tout procédé résultant à de l’écriture SMS va tuer votre cerveau ; attention, le nouveau jargon des entreprises est là pour faire de vous des mules, des esclaves, pour vous asservir, prendre votre contrôle. D’ailleurs, sachez que quand vous aurez fini de lire cet article, vous ferez tout ce que je voudrai, car depuis peu, je suis un adepte du point médian, je ne mets plus de circonflexes sur mes I et mes U et je ne vé pa tarD a ecrir com dan D SMS en écoutant du rap. Et puis, bien entendu, faites attention à la bien-pensance. Vous la croyiez innocente, sympathique, bienveillante, égalitaire ? Vous vous trompez, car la seule chose que cherchent les bien-pensantes et les bien-pensants, c’est de faire de vous — et de tous les êtres humains — des marionnettes, des pantins lobotomisés dont ils·elles tireront les ficelles en ricanant dans la pénombre…

Rappelons quelques éléments : le premier but du novlangue est d’instaurer une véritable dichotomie dans le débat : si tu n’es pas pour, tu es contre ; marche ou crève. Ajouté à un débit de parole très rapide, on cherche simplement à empêcher la nuance, la réflexion profonde. Son vocabulaire est découpé en trois catégories. Le vocabulaire A comprend tous les mots jugés indispensables pour la vie quotidienne et le travail (boire, manger et compagnie). Ces mots sont les plus anciens : ils proviennent de l’ancilangue (l’« anglais standard ») et ne possèdent qu’une seule et unique définition, ce qui les rend impossibles à utiliser au sens figuré ou métaphorique. Le vocabulaire B est truffé de mots composés utilisés dans le discours politique. Il contient une grande part de néologismes, mais aussi beaucoup d’euphémismes, voire d’antiphrases (on y retrouve notamment « minipax », formé de « Ministère » et de « paix », qui désigne le ministère de la Guerre). Quant au vocabulaire C, il regroupe tous les termes techniques, scientifiques ou simplement spécialisés. La grammaire du novlangue est très simple : les verbes dérivent tous d’un nom (en anglais, par exemple, « to cut » (« couper »), devint « to knife » (« *couteauer »)), tout comme les verbes, les pluriels sont on-ne-peut-plus réguliers (« des chevals », « des genous »…), le nombre de mots utilisables doit être le plus bas possible : on supprime tous les termes négatifs (mauvais, et cætera…) mais l’abondance des préfixes et suffixes permet la création de nouveaux mots (non-bon ou inbon, plusbon, plusinbon, doubleplusbon, et cætera…)

Et c’est apparemment cette grammaire si simple que craignent celles et ceux qui invoquent le novlangue comme prétexte à tout bout de champ : car, comme disait Orwell, suivant la trace de Sapir et de Whorf, en limitant le langage, on limite la pensée. Mais en réalité, qu’en est-il ? Pas grand-chose. L’espéranto, langue artificielle, a pour vocation d’être le plus simple possible. La formation des mots y est extrêmement simple : chaque classe grammaticale a sa terminaison (« parolo » signifie « parole », « paroli » « parler », « parola » « verbal », « parole » « verbalement »). Sa conjugaison est aussi d’une grande facilité : une désinence suffit pour un temps, on ne fait pas la distinction entre les personnes, quasiment comme en anglais et aucune exception n’est envisageable (le verbe « fari » (« faire ») se décline ainsi : « faras » (présent), « faris » (passé), « faros » (futur), « farus » (fictif, l’équivalent de notre conditionnel), « faru » (volitif, l’équivalent de notre impératif), en plus de six participes, trois actifs (« faranta », « faronta », « farinta ») et trois passifs (« farata », « farota », « farita ») et de quelques temps composés). Il est de même pour toutes les langues austronésiennes (indonésien, malgache, langues des Philippines, de Taiwan, du Pacifique…), austroasiatiques (khmer, vietnamien…) et sino-tibétaines (birman, tai-kadai, langues chinoises…) qui ne possèdent ni conjugaison, ni déclinaisons, ni marque de genre ou de nombre (l’anglais est à moitié dans ce cas)… Enfin, il existe sur Terre des centaines de langues agglutinantes, c’est-à-dire des langues qui utilisent des préfixes, suffixes et circonfixes (qui sont à la fois au début et à la fin) à foison ou qui créent de nouveaux mots en en collant. C’est le cas de l’allemand, du japonais, du turc… Au lieu de l’appauvrir, cette caractéristique permet surtout d’augmenter le nombre de mots, permet parfois une réflexion plus poussée et une liberté de création plus grande. Pour autant, parce qu’ils·elles n’ont pas de conjugaison, peut-on dire que les vietnamophones, les birmanophones et les malgachophones ont une moins bonne capacité à penser ? Certainement pas. Parce que leurs mots sont dérivés les uns des autres, peut-on dire que les espérantistes ont une moins bonne capacité à penser ? Certainement pas. Parce qu’ils·elles n’ont pas de genre grammatical, peut-on dire que les anglophones et les sinophones ont une moins bonne capacité à penser ? Certainement pas. Nous, francophones, pensons-nous mieux que nos ami·e·s d’outre-Manche et d’outre-Atlantique qui ne font pas la distinction entre tu et vous ? Certainement pas. Et au contraire, pensons-nous moins bien que nos ami·e·s d’outre-Rhin parce que notre langue est dépourvue de déclinaisons ? Certainement pas.

Et c’est pourquoi aujourd’hui, ô lectrices, ô lecteurs, j’ai besoin de vous. N’en n’avez-vous pas assez de l’entendre à longueur de journée, ce pauvre Orwell qui n’avait rien demandé ? N’en n’avez-vous pas assez qu’à chaque débat on ressorte son nom, quoi qu’il arrive, irrémédiablement ? N’en n’avez-vous pas assez de cet emploi excessif, abusif, inutile et stigmatisant ? N’en n’avez-vous pas assez de tout cela ? Eh bien sachez que si, comme moi, vous en avez assez, il y a un bon moyen d’agir. J’ai lancé récemment une pétition pour défendre cette cause. J’ai déjà regroupé à mes côtés des dizaines d’influenceur·se·s qui manifesteront avec nous, avec vous, avec toi (en témoigne le nombre mirobolant de signataires !) pour que l’on nous écoute enfin, et pour que ce carnage cesse. Enfin, il faut que les gens le comprennent : on ne peut rien faire contre les changements de la langue. Si l’écriture inclusive a du succès, elle restera. Sinon, elle disparaitra. Si les rectifications orthographiques ont du succès, elles seront adoptées une bonne fois pour toutes. Sinon, tant pis. On ne peut pas freiner notre langue, alors il serait peut-être temps de passer à autre chose (et c’est celui qui écrit des articles sur la langue qui demande de le faire ? Non mais pour qui il se prend ?!) À quoi bon vouloir contrôler la langue des autres ? Arrêtons cette guerre qui dure maintenant depuis beaucoup trop longtemps. Faisons la paix ! Et mobilisons-nous ! Et mobilisez-vous !

Le lien pour accéder à la pétition et y apposer votre signature : http://chng.it/QNXg4XK7 (Je compte sur vous et vous remercie d’avance).

Sources et références :

Sur le point Godwin et la reductio ad Hitlerum :

 

Loi de Godwin : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Loi_de_Godwin

 

Le point Godwin : on ne peut pas tout comparer au nazisme : https://www.laculturegenerale.com/le-point-godwin-une-definition-simple-et-des-exemples/

Le débat politique vire-t-il au point Godwin ? : http://www.slate.fr/lien/26279/debat-politique-point-godwin

Pour en finir avec le point Godwin : https://www.franceculture.fr/emissions/ce-qui-nous-arrive-sur-la-toile/pour-en-finir-avec-le-point-godwin

Le point Godwin dépassé, la loi de Poe l’a remplacé : http://www.slate.fr/story/132920/loi-de-poe-meme

Les grammarnazis sont des connards : https://m.youtube.com/watch?v=EU3Ysuqv4sI

Dessine-moi un fasciste : https://m.youtube.com/watch?v=3KzMP8aCP4I

Reductio ad Hitlerum : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Reductio_ad_Hitlerum

Quelques exemples :

Yves Leterme pète les plombs (encore) : http://bruxelles.blogs.liberation.fr/2007/12/09/yves-leterme-pt/

Élections allemandes : un député libéral compare les verts aux nazis : http://www.slate.fr/monde/76288/verts-allemagne-nazis

Chypre : les allusions au passé nazi de l’Allemagne se multiplient : http://www.slate.fr/monde/69835/chypre-nazi-allemagne

Sur le point Orwell et le novlangue :

Le point Orwell (le fameux et superbe article de Bling dont je vous ai parlé tout au long de mon article) : https://bling.hypotheses.org/2311

« La « novlangue » : une langue imaginaire au service de la critique du « discours autre » » : https://s3.amazonaws.com/academia.edu.documents/30309318/TEXTE.Krieg-Planque.HommageAuthier2012.pdf?response-content-disposition=attachment%3B%20filename%3DLa_novlangue_une_langue_imaginaire_au_s.pdf&X-Amz-Algorithm=AWS4-HMAC-SHA256&X-Amz-Credential=AKIAIWOWYYGZ2Y53UL3A%2F20190703%2Fus-east-1%2Fs3%2Faws4_request&X-Amz-Date=20190703T133856Z&X-Amz-Expires=3600&X-Amz-SignedHeaders=host&X-Amz-Signature=a3f8a2ec1a77a6d5cc80edef217cc5ed401ffe166702fa3d0902e99371f0066b

Exemples d’emploi abusif du novlangue :

Le désir d’égalité n’excuse pas le façonnage des consciences : https://m.youtube.com/watch?v=D6QdIUzMCeo

Aimons-nous « encore » la langue française ? : http://academie-francaise.fr/aimons-nous-encore-la-langue-francaise

Novlangue : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Novlangue

La novlangue du XXIe siècle décryptée sur France Culture : https://www.telerama.fr/radio/la-novlangue-du-xxie-siecle-decryptee-sur-france-culture,111655.php

« Libérer les énergies », « être plus agile », cette novlangue macroniste qui rend fou : https://www.marianne.net/politique/liberer-les-energies-etre-plus-agile-cette-novlangue-macroniste-qui-rend-fou

La novlangue de George Orwell, un instrument de domination : https://www.franceculture.fr/litterature/la-novlangue-de-george-orwell-un-instrument-de-domination

La novlangue du gouvernement pour ne pas parler de « violences policières » : https://www.liberation.fr/direct/element/la-novlangue-du-gouvernement-pour-ne-pas-parler-de-violences-policieres_98376/

Le jargon pro, novlangue corporate : https://business.lesechos.fr/directions-generales/strategie/idees/0600768817481-le-jargon-pro-novlangue-corporate-328043.php

La novlangue managériale : https://www.rts.ch/info/culture/10006611-sur-le-bout-des-langues-la-novlangue-manageriale.html#iframe-overlay

Novlangue de bois : https://www.lemonde.fr/revu-et-corrige/article/2014/10/09/novlangue-de-bois_4503340_4791131.html

Sur les particularités linguistique :


L’indonésien, langue facile ? : https://asialyst.com/fr/2016/06/10/l-indonesien-langue-facile/

Conjugaison en espéranto : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Conjugaison_en_espéranto

Les mots allemands intraduisibles : https://bonpourlatete.com/chroniques/les-mots-allemands-intraduisibles

Minus, lapsus et mordicus. Nous parlons tous latin sans le savoir, par Henriette Walter, éditions Robert Laffont, novembre 2014, page 259 (« L’espéranto », dans « Épilogue »)

Épisode 3

Comment je compte prendre le contrôle de vos pensées

Ah ! Les sophismes ! Nos meilleurs amis ! Nos compagnons de toujours ! Nos bons vieux potes qui arrivent, l’air de rien, à nous berner… Ces figures stylistiques si malicieuses qui nous font allègrement croire que l’eau est un végétal, que le changement climatique n’existe pas, que la cigarette est un monument du patrimoine français, que les trottinettes devraient être interdites ou encore que le vide n’est pas du vide… Les sophismes sont partout, dans les discours des femmes et des hommes politiques, dans les publicités, dans les débats, ils sont mêmes là où vous ne vous y attendriez jamais. Les sophismes, il en existe des dizaines, des centaines, des milliers ; tant de façons de manipuler son public pour lui vendre un fruit moisi en lui scandant que, non, il ne contient aucun colorant artificiel. Car après tout, prendre son auditoire pour une assemblée d’abrutis, c’est tout un art…

 

Le sophisme, du latin « sŏphisma », lui-même du grec ancien « σόφισμα » (« sóphisma »), apparenté au proto-indo-européen commun « *sap- » (« savoir ») (pour faire court), existe depuis toujours. Déjà pendant l’Antiquité, Socrate et Platon étudiaient avec précision le comportement des sophistes pour démasquer leurs raisonnements fallacieux, un peu comme on examine le comportement d’un rat après lui avoir injecté du curare dans l’estomac. Toutefois, c’est Aristote qui inventa la science de la logique pour classer les différents types de raisonnements et ainsi mettre au jour les rouages de la « logique » enclenchés dans un sophisme. D’ailleurs, dès l’apparition du syllogisme, ce dernier se fait détourner dans l’objectif de l’utiliser pour démontrer des choses fausses, à l’instar de l’irrésistible « paradoxe du fromage à trous » :

Dans l’emmental, il y a des trous.

Plus il y a d’emmental, plus il y a de trous (prémisse majeure).

Or, plus il y a de trous, moins il y a d’emmental (prémisse mineure).

Donc, plus il a d’emmental, moins il y a d’emmental (conclusion).

… Ou de la célèbre lapalissade « Tout ce qui est rare est cher » :

Tout ce qui est rare est cher (prémisse majeure).

Or, un cheval bon marché est rare (prémisse mineure).

Donc, un cheval bon marché est cher (conclusion).

 

John Stuart Mill, dans son ouvrage Système de logique déductive et inductive, paru en 1843, proposa une classification des types de sophismes en quatre catégories que voici :

- Sophismes de simple inspection, ou sophismes a priori : « des cas où il n'y a pas de conclusion tirée, la proposition étant acceptée, non comme prouvée, mais comme n'ayant pas besoin de preuve, comme vérité évidente en soi, ou du moins comme d'une si grande vraisemblance intrinsèque, que la preuve externe, bien qu'insuffisante par elle-même, suffit comme adjuvant de la présomption antérieure. » Toutes ces choses « que le gouvernement vous cache », « que la NASA ne veut pas que vous sachiez », et cætera…

- Sophismes d’observation, qui consistent à véhiculer une fausse observation, une observation incomplète ou personnelle. C’est le cas d’une grande partie des sondages et autres études, comme celle qui a soi-disant démontré que les jeunes écoliers d’aujourd’hui auraient un niveau d’orthographe inférieur à ceux·lles d’il y a trente ans.

- Sophismes de généralisation, qui est considérée par Monsieur Mill comme étant la classe la plus étendue de toutes. Il est en effet vrai que la généralisation abusive est une des gangrènes qui paralysent notre monde depuis la nuit des temps. « Les Musulmans sont des terroristes ! », « Les Allemands sont des Nazis ! », « Les Parisiens des gauchos ! », « Les femmes des opportunistes qui ne pensent qu’à l’argent ! », « Les Australiens des mangeurs de chiens ! », « Les Juifs des voleurs ! », « Les peuples nomades aussi ! »

- Sophismes par confusion : « tous ceux qui ont leur source, non pas tant dans une fausse appréciation de la valeur d'une preuve, que dans la conception vague, indéterminée et flottante de ce qu'est la preuve ». Autrement dit, tous les arguments qui s’appuient sur une preuve bien trop vague, bien trop évasive, bien trop floue pour réellement prouver quoi que ce soit.

 

Aujourd’hui, la classification de John Stuart Mill semble un peu dépassée. Les débats politiques, la naissance et l’expansion des médias, le foisonnement des théories de complot obscurantistes et rédhibitoires qui prétendent « connaître la vérité », le bombardement continu d’informations publicitaires et de propagande auront eu raison de ces quatre belles catégories et on compte aujourd’hui un nombre effarant de sophismes que je vais me faire le plaisir de vous raconter…

 

Un de mes favoris est le sophisme naturaliste, ou paralogisme naturaliste (un paralogisme est un sophisme involontaire), qui consiste à prétendre que tout ce qui est naturel est bon, et que tout ce qui n’est pas naturel ne l’est pas. C’est cette faille qu’emploie la marque BLK, qui a pour activité la fabrication et le remplissage de bouteilles d’eau qu’ils décrivent comme étant sans graisse, sans glucide, sans sucre, sans caféine, sans colorant, ni parfum, ni additif, ni gluten, ni OGM, ce qui sous-entend qu’une autre eau d’une autre marque sera bourrée de graisse, de glucides, de sucres, de caféine, de colorant, de parfum, d’additifs, de gluten, d’OGM, et cætera… Cette campagne de publicité utilise donc le fait qu’aucun produit artificiel ou qu’aucune manipulation douteuse n’a été ajouté ou pratiquée sur l’eau (qui est donc 100 % naturelle) pour vendre leurs bouteilles en pétrole.

 

J’ai également une profonde affection pour la fausse citation – ou citation-fantôme, qui est d’autant plus vicieuse qu’elle ne peut être démontée (vérifier si Untel ou Unetelle a dit ceci ou cela est impossible, puisque le langage ne se fossilise pas ; et éplucher la totalité d’une bibliographie à la recherche d’une seule phrase est très long et très fastidieux). Emmanuel Macron, lors de la signature du traité d’Aix-la-Chapelle, le 22 janvier 2019, en a utilisé une pour souligner l’amitié éternelle et durable des peuples français et allemand. « Et en vous écoutant, Madame la Chancelière, Monsieur le Président, à l’instant, je me souvenais avec émotion de ce que Madame de Staël disait parfois : « Lorsque mon cœur cherche un mot en français et qu’il ne le trouve pas, je vais parfois le chercher dans la langue allemande. » » L’équipe de Désintox, composée des journalistes de Libération et d’Arte, a alors décortiqué De l’Allemagne, de Germaine de Staël, où elle parle des langues française et allemande, dans le vain espoir de retrouver ne serait-ce qu’une trace de cette phrase, sans aucun résultat. Ils ont ensuite interrogé trois fins analystes de l’œuvre de l’écrivaine intéressée, puis contacté l’Élysée, sans aucun résultat… Cette phrase existe-t-elle réellement hors de la bouche du Président ? Si oui, a-t-elle été prononcée par Madame de Staël ? On ne le saura jamais. Et c’est bien là la qualité (ou le défaut) de la citation-fantôme…

 

Le genre de sophismes que je déteste le plus est de loin le renversement de la charge de la preuve, où A, qui pense que telle chose existe, demande à son adversaire, B, de prouver que cette chose n’existe pas. C’est par exemple le problème de l’éternel débat sur l’existence – ou non – de Dieu, ou du moins de quelque divinité suprême : les défenseur·e·s de son existence, n’ayant aucun moyen d’en apporter une preuve, mettent au défi leurs adversaires de prouver le contraire, ce qui est tout bonnement impossible, car on ne peut prouver la non-existence de quoi que ce soit.

 

La reductio ad grammaticam, aussi nommée glottophobie, consiste à décrédibiliser quelqu’un en fonction de sa langue, de son accent, de son orthographe… afin de détourner le débat. C’est le cas par exemple de l’adjointe à la mairesse du quatorzième arrondissement de Paris, Valérie Maupas, qui, en mars dernier, répondait à une image qui circulait sur Twitter, plus précisément une photographie d’une petite fille portant un gilet jaune sur lequel était inscrit : « Je suis en CM2 mais l’année prochaine je serais en 6ème République » : « Elle est en CM2 et ne sait pas conjuguer le verbe « être » au futur, il y a de grandes chances que l’année prochaine elle soit encore au CM2… » Et on comprend facilement que derrière cette attaque gratuite, elle cherche délibérément à détourner l’attention de la vraie problématique : les « gilets jaunes ». (Et, quelques jours plus tard, elle écrira : « Quand on a pas l’esprit englué dans des considérations militantes nauséabondes, on peut rire de ça. » en oubliant visiblement comment se forme la négation en français…)

 

Jean-Luc Mélenchon aussi nous a livré un bon exemple de reductio ad grammaticam en octobre 2018, peu après sa perquisition et sa grosse colère contre les méchants policiers qui avaient osé pénétrer (de façon totalement légale, soit dit en passant) dans son humble demeure. Ainsi, alors qu’il sortait de l’hémicycle de l’Assemblée nationale, c’est une journaliste marseillaise — donc parlant avec un discret accent marseillais —, une certaine Véronique Gaurel, qui se chargea de lui soumettre la réflexion qui fâche : il y a quelques mois, vous critiquiez François Fillon et Marine Le Pen sur leurs déboires administratifs, et maintenant, c’est à votre tour… Tout de suite, ni une ni deux, la machine s’enclenche : « Et alors ? Qu’esseuh-que ça veut direuh ? C’est quoi votre question Madame ? Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. (…) Vous ne savez pas de quoi vous parlez, vous dites n’importe quoi. Quelqu’un a-t-il une question formulée en français et à peu près compréhensible ? Parce que moi votre niveau me dépasse. » Tout ça pour éviter de répondre…

 

Toujours dans la réduction, on trouve le sophisme de la double faute, aussi appelé « deux faux font au vrai » ou encore : « Et alors ? D’autres font bien pire. » Il existe aussi la politique de la terre brûlée, qui consiste à, lorsqu’une pénurie de preuves se présente, dénigrer le sujet du débat lui-même. Quant aux redoutables séchages, ils peuvent être déjoués grâce à un hareng fumé. Là, le nom fait référence à l’idée qu’un évadé de prison peut laisser derrière lui des morceaux de poisson (de hareng fumé, à tout hasard) afin de brouiller ses pistes. Et en effet, le principe du hareng fumé n’est autre que de volontairement répondre à côté de la plaque ; parler d’économie quand on nous parle d’écologie, parler de l’aile quand on nous parle de la cuisse, parler du si quand on nous donne le la… Un peu plus violent, le sophisme ad personam (« à la personne » en latin), où l’on s’attaque directement à la personne de quelqu’un, à ce qu’elle est intrinsèquement… ce qui peut vite virer à l’insulte, comme dans la phrase de Daniel Cohn-Bendit prononcée à l’égard de François Bayrou pendant la campagne présidentielle en 2007 : « Moi, je te dis, jamais tu seras président de la République, parce que t’es trop minable ! » Je vous présenterai également l’argument ad populum, ou appel au peuple, que tous les partis politiques d’extrême-gauche et d’extrême-droite adulent. Car combien de fois a-t-on entendu sortir de la bouche de Monsieur Mélenchon, de Monsieur Dupont-Aignan ou de Madame Le Pen un « les Français pensent », « les Français savent », « les Français croient », « les Français veulent » ? Oui, vous avez bien compris, nous sommes les objets qui font de ces candidat·e·s des candidat·e·s légitimes, nous nous faisons utiliser contre nous-mêmes et contre notre gré.

 

Enfin, la pente savonneuse, pente fatale ou pente glissante, consiste à associer un fait sans grande importance à un fait plus grave, puis à un fait encore plus grave, et ainsi dramatiser de plus en plus le premier fait sans grande importance. Autrement dit, c’est le fameux adage de « Mais tu t’images si tout le monde faisait comme toi ? » Et là, autant le dire, les hommes politiques en raffolent ! L’exemple le plus célèbre est certainement celui de Monsieur Sarkozy, qui, en février 2016, sur l’« affaire du paquet neutre », entre deux haussements d’épaules, déclara : « Si nous acceptons le paquet de cigarettes neutre, dans six mois, on vous proposera la bouteille de vin neutre, et c’en sera fini de nos appellations, et c’en sera fini de nos terroirs, et c’en sera fini de notre savoir-faire. » Donc le paquet de cigarettes neutre, c’est la mort du patrimoine français… C’est vrai que, dit comme ça… Mais là est la force de la pente savonneuse. Un exemple encore plus flagrant et encore plus cruel, signé Jacques-Alain Bénisti, député UPR : « Est-ce qu’on veut laisser cette société, ce que le Parti Socialiste tend à nous entraîner, dans une société d’impunité, liberticide, une société du laisser-aller ? Alors, on a vu, après le mariage homosexuel, bientôt l’adoption, après l’autorisation du piratage et des vols de DVD, après la demande d’arrêts des contrôles de vitesse, après la dépénalisation de la prostitution, après la non-incarcération des délinquants mineurs, je dirais, à la limite : à quand la dépénalisation du viol ? » Donc le mariage homosexuel, c’est du viol ? Une dernière petite pente glissante pour la route ? Jean-Claude Van Damme, le 30 juin 2018, face à la Secrétaire d’État à l’égalité femmes-hommes, Marlène Schiappa : « Deux hommes ? Deux hommes ? Ils vont se marier ? Les hommes se marient ? Les femmes se marient, les hommes se marient, les chiens se marient… Tout le monde se marie… (…) Mais la question est que si tous les garçons se marient ensemble et que toutes les femmes se marient ensemble, comment on va faire des enfants ? » Donc l’homosexualité, c’est la fin de l’espèce humaine, et les homosexuel·le·s des animaux ? Avouez qu’on marche sur la tête !
 

Sources et références

« Jamais tu seras président de la République, parce que t’es trop minable ! » : https://www.youtube.com/watch?v=qFrg5Rj1BSk (1 min 20)

Nicolas Sarkozy sur les paquets de cigarettes neutres : https://www.youtube.com/watch?v=gKnrMxHdQ4w

Quelques autres pentes glissantes : http://www.zetetique.fr/la-pente-savonneuse/

Et encore d’autres (on ne s’en lasse pas) : https://cortecs.org/materiel/sophisme-la-pente-savonneuse/

« Lorsque mon cœur cherche un mot en français et qu’il ne le trouve pas, je vais parfois le chercher dans la langue allemande. » : https://www.youtube.com/watch?v=wfXqxz6hJuk

Le débat de l’entre-deux tours des élections présidentielles en 2017, où les sophismes foisonnent : https://www.youtube.com/watch?v=iOAbBdlWgz0

L’histoire de l’eau sans gluten et sans OGM : https://actualite.housseniawriting.com/science/2017/08/29/de-leau-sans-gluten-ou-quand-letiquetage-alimentaire-devient-absurde/23352/

« Elle est en CM2 et ne sait pas conjuguer le verbe « être » au futur » : https://twitter.com/valeriemaupas/status/1106908039725092865

« Les femmes se marient, les hommes se marient, les chiens se marient… » : https://m.youtube.com/watch?v=nJvX2G5WBP0 (50 min)

« Qu’esseuh-que ça veut direuh ? » : https://www.lejdd.fr/Politique/jean-luc-melenchon-depute-de-marseille-se-moque-de-laccent-dune-journaliste-3781580

http://www.sophisme.com/

https://www.lemonde.fr/election-presidentielle-2017/video/2017/05/03/presidentielle-2017-sept-techniques-pour-avoir-toujours-raison-en-politique_5121613_4854003.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/Sophisme

https://nicomaque.com/la-philosophie/logique/les-sophismes/

https://demystificationpolitique.weebly.com/sophismes.html#

Épisode 2

Sophismes et compagnie : comment prendre son auditoire pour une assemblée d'abrutis

Et si nous commencions tout de suite à vêtir notre pensée ? Si vous deviez choisir un début, lequel serait-il ? Choisiriez-vous ce qui, selon vous, représente le mieux la pensée humaine et ses auras ? Et quoi de mieux pour parler de l’humain, cette espèce animale qui visiblement l’a oublié ? Et quoi de mieux pour parler de l’humain que son invention la plus désolante : les clichés ? Oui, les clichés. Vous voyez, ce qui a fait des femmes des objets, des peuplades nomades des dangers publics que l’on se sent obligés d’expulser avec des gaz lacrymogènes, des crocodiles des animaux peureux, des lapins des animaux infidèles, des loups et des requins des mangeurs d’humains…

Le cliché, parlons-en ! Et pour parler cliché, parlons par’hyponoian (ou paryponoïan, comme vous voulez). Certes, ce mot semble abrupt, dur, et rien que son orthographe peut faire frémir tout un chacun. Mais ne vous inquiétez pas, je suis là. Le par’hyponoian (ou paryponoïan, comme vous voulez), nous vient du grec ancien « παρά » (« pará », qui signifie « contre ») et « ὑπόνοια » (« upónoia », qui signifie « hypothèse logique »). Vous l’aurez compris grâce à cette étymologie assez évocatrice que le but du par’hyponoian (ou paryponoïan, comme vous voulez) est de contourner le cliché, de déroger à la généralité et ainsi de créer un effet de surprise chez son interlocuteur.

Je vous explique avec des exemples — même si ces derniers sont plutôt difficiles à trouver à cause de leur rareté. Par exemple, Marcel Proust, dans Les Plaisirs et les jours, écrit : « Ses yeux pétillaient de bêtise ». Ici, le par’hyponoian (ou paryponoïan, comme vous voulez), est assez flagrant. En effet, si vous êtes une personne sensée, les premiers mots (« Ses yeux pétillaient ») vous ont guidé vers une phrase comme : « Ses yeux pétillaient de bonheur », ou « de joie », ou « d’intelligence », ou « parce qu’il·elle avait bu un peu trop de Perrier ». Un peu plus subtil maintenant : « Clement Attlee est un mouton avec des vêtements de mouton. » (Winston Churchill). Là, la phrase à laquelle on s’attendait — la phrase à laquelle notre cerveau s’attendait — était sûrement : « Clement Attlee est mouton avec des vêtements humains » ; c’est en tout cas celle à laquelle je m’attendais — celle à laquelle mon cerveau s’attendait. Au passage, signalons qu’en plus de créer un effet de surprise, cette phrase est plutôt humoristique, et donne un côté burlesque au pauvre Monsieur Attlee…

Parfois, le par’hyponoian (ou paryponoïan, comme vous voulez) ne se base même pas sur un cliché ou une généralité, mais sur une rime. Une citation de Gaël Faye : « J’ai revu Buja, elle a plus le même visage / C’est devenu une ville sage et tous les jeunes veulent un visa. »

Autre exemple donné par Mathilde Levesque, dans son très bon livre Figures stylées, dans je vous ai déjà parlé sur ce site : « Elle avait agi avec l’honnêteté d’une politicienne ». Quand on voit l’honnêteté de Messieurs Benalla, Fillon, et cætera… le par’hyponoian (ou paryponoïan, comme vous voulez) saute aux yeux. Ainsi, vous pouvez, au détour d’une discussion ou à la croisée des chemins, vous fendre d’un petit « Tu es courageux·se comme une hyène », ou encore d’un sympathique « Mais quel tonus ! On dirait mon arrière-grand-père ! » (mais là, on se rapproche plus de l’ironie ou de l’antiphrase), ou d’un toujours agréable « Mmh ! Tu sens vraiment la mort ! »

Bref, sans généralités, pas de par’hyponoian (ou paryponoïan, comme vous voulez), et ce serait quand même bien ennuyeux de ne plus pouvoir s’insulter avec humour…

Épisode 1

Par'hyponoian ou paryponoïan (comme vous voulez)

Néologismes

D

 es mots tirés par les cheveux, inventés par des écrivain·e·s, des femmes et hommes politiques, et cætera...

En dix épisodes

Néologismes

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