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Chocolatine ou pain au chocolat ?

le bon usage 7

Chocolatine ou pain au chocolat ?

~ Article posté le 12 juin 2019 ~

Non. Non, je le savais. Jamais je n’aurais dû avoir cette idée. Jamais je n’aurais dû écrire cet article. Jamais. Je me souviens, c’était un jour du mois de mai 2019. Un lundi, peut-être, ou un mardi… L’idée a point dans mon esprit après avoir lu un passionnant article de Slate, qui dénotait (ou non !) la connotation politique de la chocolatine et du pain au chocolat.

Au départ, j’ai souri. J’ai été inspiré. J’ai voulu vous en parler, mais je ne savais pas comment aborder le sujet. Puis le téléphone a sonné. J’ai répondu. « Le peintre des mots, tu vas mourir. Si tu prends position dans cette affaire, tu vas mourir. » Ça a raccroché.

Je suis allé prendre le courrier. Une lettre était griffonnée à la main, dont les caractères étaient tracés à l’encre noire. Mon nom était dessus. Alors je l’ai ouverte. « Redescends sur Terre. Ne va pas trop loin. Sinon… » La phrase n’était pas terminée, mais ç’en était déjà trop.

Déjà il y a quelques mois je m’étais frotté à ce débat qui divise la Francophonie depuis des temps immémoriaux. J’avais détruit quelques idées reçues jouant en faveur de la chocolatine, et je n’aurais jamais dû. Menaces de mort, lettres anonymes, corbelleries… J’avais reçu dans la face un déferlement de haine et de colère incroyables : peut-être n’aurais-je jamais dû y toucher.

Mais aujourd’hui, c’est bon. Aujourd’hui, j’ai décidé une bonne fois pour toutes de m’y coller. Je vais briser la glace. Oui, aujourd’hui, je tenterai d’être subjectif le plus objectivement possible, je vais tout, tout, tout vous dire sur cette fâcheuse affaire, de l’étymologie à la politique en passant par la statistique, et vous pourrez — si ce n’est pas déjà fait — choisir le meilleur camp…

Le 20 mars 2013 paraissait sur le site du Gorafi un article troublant relatant un fait divers glaçant : à Toulouse, un homme succombe après avoir demandé un « pain au chocolat », abattu de quarante-six balles dans le corps par la boulangère. « C’est une histoire qu’on préférerait être une blague. Mais la tragédie, elle, est bien réelle. Hier aux alentours de 16 h 15, dans une boulangerie du centre-ville de Toulouse, Benjamin Malot, un jeune touriste parisien de 26 ans a été brutalement mis à mort. Son crime ? Avoir demandé à la boulangère un « pain au chocolat » et non une « chocolatine » comme on l’appelle dans le Sud-Ouest. » Le récit est terrifiant. D’un réalisme poignant. Si bien que la Toile s’enflamme. Sur les réseaux sociaux pullulent les appels à la paix contre la radicalisation des Toulousain·ne·s, contre cet « acte gratuit » qui aura mené un jeune touriste à la mort. Indignation. Haine. Crainte. Si bien que La Dépêche, mais aussi France 3, dès le lendemain de la publication dudit article, se sentent obligés de remettre les choses en ordre en rappelant quelques points primordiaux : « il s'agit d'un « faux », un article de la rédaction du Gorafi, écrit juste pour rigoler. » Et le Gorafi de ricaner dans son coin, et moi de prendre conscience de l’importance de ce débat aux yeux du commun des Françaises et des Français.

Je sais ce que vous allez me dire : « Il faut vraiment être crédule pour croire un truc pareil ! » Mais je ne suis pas d’accord avec vous. Tout d’abord, cet article n’est pas le seul. On trouve sur la Toile bien d’autres exemples de canulars qui peuvent venir corroborer celui du Gorafi. Et je pense sérieusement que ces articles sont véritablement représentatifs de ce qu’il se passe en France et dans la Francophonie en général depuis des lustres ; je pense qu’ils transmettent bien l’esprit de ce débat qui se ravive chaque année pour feindre de s’éteindre quelques mois après et se raviver l’année suivante : doit-on dire chocolatine ou pain au chocolat ? De plus, si on regarde les réseaux sociaux, on voit clairement que les défenseresses et les défenseurs de la deuxième appellation sont les plus radicaux. Ayant avalé du pain au chocolat en-veux-tu-en-voici et de la chocolatine en-veux-tu-en-voilà, je peux vous l’assurer !

En février 2018, une émission d’Arte est diffusée sur ce sujet. Je ne fais que citer : « Un pain au chocolat est un bout de baguette avec un morceau de chocolat à l’intérieur. Rien à voir avec une chocolatine ! Ils sont fous, ces Parisiens ! (…) C’est fou que quarante millions de personnes puissent se tromper de la sorte ! » Et ce n’est pas tout ! Voici, en vrac, un florilège des phrases que j’ai pu trouver sur la Toile : « Écoute-moi bien, tête de nœud, c’est chocolatine, OK ? Alors, t’arrêtes tes conneries ! » « Ces propos sont honteux. (…) On dit « chocolatine ». » « Bande de gueux. [Chocolatine] doit être un membre à part entière de la langue française. » « Cher Daesh, tu as réussi à unir les gens qui disent pain au chocolat avec ceux qui disent chocolatine. Tu vas saigner du cul. » « La qualité de l’air est bien meilleure quand on dit chocolatine. » Certain·e·s défenseresses et défenseurs de la chocolatine ont même ouvert un compte Facebook sur lequel il vaut mieux ne pas trainer : « Je dis « chocolatine » et je t’emmerde, con de Parisien !! »

Enfin, la Toile regorge de petites anecdotes aussi croustillantes qu’un pain au ch… qu’une choc… qu’un croissant. Par exemple, en 2017, six lycéen·ne·s de Montauban écrivirent une lettre au Président de la République, Monsieur Hollande, à l’époque, puis à l’Académie française pour leur soumettre une faveur : faire entrer la chocolatine dans le dictionnaire (précisons qu’elle l’est déjà dans le Larousse et le Robert depuis 2011, mais qu’elle n’est pas présente dans le dictionnaire très-officiel de l’Académie). Ou encore, en 2016, on retrouve parmi les suggestions de noms pour la nouvelle région du Sud de la France la Chocolatinie. Bref, de là à dire que les pro-chocolatine sont des extrémistes, il n’y a qu’un pas, que je n’effectuerai pas de peur de finir moi-même exécuté ou cloué au pilori.

Du côté pain au chocolat, si je ne m’abuse, j’ai détecté bien moins de violence. À part un tweet d’un certain Smarlish indiquant que « les premiers ciblés [par la Corée du Nord] seront les gens qui disent « chocolatine » au lieu de « pain au chocolat » » et un article de Slate dont l’auteur « n’éprouve que mépris pour les pro-chocolatine », c’est plutôt calme. Et pour vous donner une idée de l’importance de ce débat, on le retrouve même de l’autre côté de la Manche, où le journal anglais The Guardian, en mai 2018, a publié une chronique intitulée « La guerre de la chocolatine : comment une bataille sur les pâtisseries a laissé un sale gout à Paris ».

On peut alors s’interroger, tout-à-fait légitimement d’ailleurs, sur le pourquoi du débat. Que s’est-il passé pour que la question s’empare ainsi de tous les cœurs ? Après tout, il existe des milliers de paires de mots pour désigner la même chose — bien qu’en réalité, très peu de synonymes sont des synonymes, ce que je m’efforce de vous démontrer depuis déjà six épisodes de « bons usages ». On peut certes s’interroger, mais répondre me semble bien plus difficile… On sait à quel point les Francophones, et en particulier celleux de France, sont attaché·e·s à leur langue. Et on sait à quel point cet amour excessif de la langue (vous trouverez une myriade d’article sur ce sujet sur La Peinture des mots) peut être nocif.

En 1790, l’abbé Grégoire, cherchant à se renseigner sur l’importance des dialectes et autres patois dans le cœur des Françaises et des Français, lance une grande enquête sur les langues régionales. Au cours de ses pérégrinations, il nourrit un constat présupposé plus qu’autre chose : les langues régionales ne serviraient plus qu’à décrire quelques objets de la vie quotidienne, ainsi qu’un grand nombre de mots « contraires à la pudeur » et le morcellement en plusieurs dialectes du français empêcherait toute action collective. Son enquête aboutit au bout de trois ans à un rapport « sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française » (visiblement, à l’époque, on n’y allait pas par quatre chemins !) qui donnera immédiatement lieu à des mesures draconiennes comme l’interdiction pure et simple de parler allemand en Alsace en 1794, par exemple. C’est à ce moment-là qu’est née une espèce de glottophobie (de racisme basé sur la langue ou l’accent) et qui mena Jules Ferry, dans ses lois sur l’école gratuite, obligatoire et laïque de 1880, à proscrire la pratique du breton dans les écoles bretonnes, du picard dans les écoles du Nord, de l’occitan dans les écoles du Centre, et cætera…

En fait, chocolatine est une sorte de survivance de ces tentatives d’universalisation, et ce que les pro-chocolatine ont bien compris, c’est que s’ils veulent garder leurs mots, ils doivent faire parler d’eux·lles. En effet, ces derniers temps, avec la passion dont les Françaises et les Français se sont pris·e·s de cartographier les variantes régionales (je parle ici des divers Mathieu Avanzi et Adrien Van Hamme), le domaine de la chocolatine s’est étendu.

Étendu, vous dites ? C’est ce que certaines et certains disent et écrivent, mais en réalité, rien ne l’a attesté, en tout cas rien de tout ce que j’ai pu lire lors de mes pérégrinations dans les tréfonds de la Toile. En bref, essayer de trouver le pourcentage de personnes qui disent chocolatine et celui de personnes qui disent pain au chocolat s’avère être une tâche irréalisable par un être humain et une question qui demeurera certainement sans réponse jusqu’à que notre espèce ne soit anéantie par un gigantesque cataclysme écologique.

Certes des sondages sont régulièrement organisés histoire de clore le débat, mais aucun ne me semble vraiment satisfaisant. En juillet 2017, La Mie Câline commande une étude à l’institut OpinionWay sur « pain au chocolat vs chocolatine : qui a raison ? » (même si, si je puis me permettre, considérer que la majorité a forcément raison est complètement idiot, mais bon…) Le succinct questionnaire en quatre parties est mis en ligne le vingt-huitième jour du mois, clos cinq jours et cinq nuits plus tard, les résultats publiés en octobre. Sur les 5 007 sujets, seulement 651 déclarent utiliser le terme chocolatine, soit 13 %. Le sondage sera réitéré en mars 2019, par l’Ifop, avec cinq fois moins de volontaires, 16 % de chocolatines, mais mille fois plus de retentissement dans les médias, qui exultent et qui éructent : enfin la fin de ce débat, les Françaises et les Français ont fait leur choix, à bas la chocolatine, vive le pain au chocolat… Bref, tout le tintouin habituel.

Romain Ménard, créateur indépendant de sites internet en tous genres, a créé la désormais célébrissime page « chocolatineoupainauchocolat.fr », sur laquelle tout un chacun peut voter en faveur de sa variante préférée, ou tout simplement en fonction de celle qu’iel utilise. Les résultats sont bien plus nuancés que dans les enquêtes de nos chers instituts de sondage : selon les statistiques de 2012, sur un échantillon de 18 636 votes, 38 % étaient en faveur de la chocolatine ; tandis que si on suit celles de juin 2019 (au moment où j’écris cet article, donc), la chocolatine a gagné deux points, et le nombre de votes s’est quasiment décuplé.

Alors, quelle crédibilité accorder à ces chiffres ? Malgré cet échantillon particulièrement exorbitant, permettez-moi de vous mettre en garde : ces pourcentages laissent clairement à désirer, car il est tout-à-fait possible de voter deux, trois, quatre, cinq… fois. D’ailleurs, j’ai moi-même cliqué trois fois de suite sur le même bouton (je ne dirais pas lequel de peur de me faire agresser en pleine rue par un·e partisan·e de la chocolatine) sans que le site ne me le fasse remarquer et j’ai bien vu le compteur de votes augmenter devant mes yeux. Donc rien ne nous dit qu’un·e extrémiste n’a pas voté quarante-cinq fois en faveur de la même variante, ce qui rend ces statistiques assez peu acceptables.

Dès lors, dire que l’accueil médiatique qui a été fait au débat éternel du petit-déjeuner aura fait gonfler le nombre de chocolatines en France est en réalité très compliqué et, à vrai dire, rien ne le prouve et rien ne pourra jamais le prouver ; et tant qu’aucune vraie preuve existe, il faut considérer cette affirmation comme fausse et prendre des pincettes. Ce qui est certain, c’est que le traitement médiatique de cette problématique — disons-le — ô combien primordiale a permis d’augmenter la cotte de popularité de la dégéné… de la variante chocolatine.

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Figure 1.

 

Comparaison des différentes études.

D’un point de vue géographique, la France est coupée en deux par une frontière invisible qui court de La Rochelle à Béziers ; au Nord, le pain au chocolat, à plus de 95 %, au Sud, la chocolatine, mais à un point nettement moins extrême. C’est peut-être également un des problèmes de la chocolatine : dans les villes où elle est utilisée, elle ne l’est pas de façon exclusive — en tout cas pas partout, car à Toulouse, par exemple, on dénombre quatre-vingt-douze chocolatines pour huit pains au chocolat — mais en Occitanie, par exemple, les résultats sont très, très mitigés : dans certaines agglomérations, le pain au chocolat est même majoritaire. Ainsi, les pro-chocolatine peuvent se sentir oppréssé·e·s par le pain au chocolat alors qu’à l’inverse, les pro-pain au chocolat ne peuvent pas se sentir oppressé·e·s par la chocolatine.

Figure 2. Carte de France des deux variantes. Les pourcentages représentent l’usage desdites variantes dans les régions.

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Figure 2.

 

Carte de France des deux variantes. Les pourcentages représentent l’usage desdites variantes dans les régions.

Figure 3. Carte de France « thermique ». Les couleurs chaudes représentent le pain au chocolat, tandis que les couleurs froides représentent la chocolatine. Il est intéressant d’observer qu’autant il y a sur la carte du rouge parfait (donc des endroits où on ne dit que pain au chocolatine), autant il y a très peu de bleu foncé foncé (donc des endroits où on ne dit que chocolatine).

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Figure 3.

 

Carte de France « thermique ». Les couleurs chaudes représentent le pain au chocolat, tandis que les couleurs froides représentent la chocolatine. Il est intéressant d’observer qu’autant il y a sur la carte du rouge parfait (donc des endroits où on ne dit que pain au chocolatine), autant il y a très peu de bleu foncé foncé (donc des endroits où on ne dit que chocolatine).

Un des arguments-phares des défenseurs et des défenseresses de la chocolatine réside en le mot lui-même : il serait plus ancien. Voyons donc cela. Tout d’abord, la fameuse histoire du « chocolate in bread », celle qui prétend que les Anglais·es installé·e·s en Aquitaine avant le quinzième siècle nommaient cette viennoiserie « chocolate in bread » et comme il·elle·s avaient instauré leur domination, les Français·es avaient réutilisé cette appellation en enlevant le « bread » à la fin, c’est bon. J’en ai déjà parlé sur ce site, elle ne possède que des défauts : déjà, les Anglais·es installé·e·s en France, ne parlaient pas anglais car étant en minorité, c’était à eux·lles de s’adapter en apprenant le gascon. Les Français·es ne se sont pas mis·e·s à parler anglais, mais au contraire, les Anglais·es se sont mis·e·s à parler français, et c’est pourquoi aujourd’hui, deux tiers de leur vocabulaire vient d’Outre-Manche.

Ensuite, il y a un tout petit problème d’anachronisme : les Anglais·es ont quitté la France en 1453, et le cacao n’a été apporté en Europe qu’en 1502 par Hernán Cortes sous forme d’une boisson — liquide donc — nommée « xocóatl » par les Aztèques (car oui, le cacao, et donc le chocolat, est aztèque).  La pâte de chocolat ne fut d’ailleurs inventée que bien plus tard, vers 1780, et on ne trouve aucune trace du pain au ch… de la choc… enfin du… du truc avant 1837 au moins, date à laquelle August Zang, un officier autrichien, ouvrit la Boulangerie viennoise dans le premier arrondissement de Paris. Soit dit en passant, la consommation des pains au ch… des cho… bon, vous voyez de quoi je parle, n’a été démocratisée qu’après la Seconde Guerre mondiale.

Mais ne nous décourageons pas, il existe encore une myriade d’hypothèses toutes plus fausses les unes que les autres ! Certain·e·s prétendent que la chocolatine viendrait de l’occitan « chocolatina » ou « chicolatina », mais ce mot ne se trouve dans aucun dictionnaire occitan de référence. D’autres disent que c’est August Zang qui aurait lui-même nommé cette viennoiserie « schokoladencroissant » (littéralement « croissant au chocolat ») et que les Français·e·s auraient repris ce terme en faisant une apocope (donc en supprimant les dernières syllabes) puis que les boulanger·e·s parisien·ne·s auraient préféré l’appellation « pain au chocolat » au XXème siècle en référence aux pains (littéralement) dans lesquels ils glissaient des morceaux de chocolat pour les enfants. Mais là aussi, il y a quelques hics qui sautent aux yeux : la boulangerie d’August Zang se situait à Paris, il me semble ? Et le Voldemort (c’est comme cela que je vais appeler la choc… le pain au ch… pendant la suite de cette article) n’est accessible au commun des mortel·le·s, donc aux enfants qu’après la Seconde Guerre Mondiale. Enfin, d’un point de vue logique, la transformation hypothétique du « schokoladencroissant » à la chocolatine déjoue toutes les lois de la linguistique…

En réalité, il semblerait que la chocolatine soit seulement formée du mot chocolat auquel on aurait accolé le suffixe diminutif « -ine ». Le pain au chocolat serait né en même temps. Mais cela, j’ai envie de vous dire, on ne le saura jamais, car il est impossible de réaliser quelque étude statistique sur les mots pain au chocolat et chocolatine. Le problème n’est pas le manque technique : il existe sur la Toile des dizaines de machines très performantes pour réaliser ce genre de choses. Le problème est d’ordre sémantique, car le pain au chocolat peut désigner un morceau de pain avec du chocolat dedans et la chocolatine a signifié tellement de choses au cours des derniers siècles qu’il est impossible d’en extraire quoi que ce soit : en 1853, elle définit une sorte de petite dragée au chocolat ; en 1886, un autre produit est breveté sous ce nom : il s’agit d’une sorte de liqueur parfumée au chocolat ; en 1890, on désigne la chocolatine comme étant un dessert ; en 1931, c’est un gâteau… En 1933, à Paris, on nomme le Voldemort petit pain au chocolat, ce n’est qu’après que l’on retirera le petit au début ; le terme chocolatine avec le sens que l’on lui connait aujourd’hui est attesté dans les Pyrénées en 1984 ; le débat commence quatre ans plus tard. La chocolatine, plus vieille que le pain au chocolat ? Que nenni !

Autre chose : halte à toutes les remarques du type « Mais oui bah non, la chocolatine c’est une viennoiserie, le pain au chocolat c’est une baguette avec une tablette de chocolat dedans, ça n’a rien à voir, les Parisiens sont des idiots… » Et halte à toutes les réponses que nous serions tenté·e·s de faire : « Mais oui bah non, le pain au raisin c’est pas du pain non plus, et vous dites rien ! Ah, vous faites moins les malins ! » En réalité, l’affaire des pains au raisins est à peu près aussi épineuse, même si elle connait un bien moins grand retentissement dans les médias et sur les gradins de l’hémicycle de notre très-auguste Assemblée nationale : en Alsace, on parle de schneck, de schnäck, de chnèque ou encore de schnecke ; dans l’Est, on parle d’escargot ; en Bretagne, on parle d’alsacienne ; dans le Sud-Est, de pain suisse ; à Lyon, de pain russe ; en Belgique de couque ou de couque au raisin… Bref, là aussi, rien n’est vraiment clair. De plus, en février 2019, une boulangerie à Bordeaux a décidé d’entamer une seconde guerre (comme si on n’avait pas déjà assez à faire avec la chocolatine et le pain au chocolat) en rebaptisant ses pains au raisin à 1 € raisintines à 1,20 €.

Ce qui est absolument sûr et certain, c’est qu’il n’est pas rare du tout que des mots composés n’aient rien — ou quasiment rien — à voir avec ce qu’ils désignent. Un œil-de-bœuf n’a rien d’un œil de bœuf, si ce n’est sa forme ; et puis s’il y a bien une chose dans ce bas monde qui ne ressemble pas, mais alors pas du tout à une souris chauve, c’est bien la chauve-souris. Souvent, plusieurs mots utilisés ensemble pour former d’autres mots finissent par se dénuer de leur sens originel — dans ces nouveaux autres mots, en tout cas. C’est ce qu’il s’est passé avec le pain au chocolat. Et pour une fois, soyons honnêtes, arrêtons de nous mentir : malgré tout ce que l’on peut lire dans les quatre coins de la Toile, une femme ou un homme qui entre dans une boulangerie en demandant un pain au chocolat se fait aisément comprendre, que ce soit dans le Nord, dans le Sud ou que sais-je, mais seulement si la personne derrière le comptoir daigne ranger sa rancune et ravaler sa mauvaise foi, ce qu’elle oublie parfois de faire…

La chocolatine et le pain au chocolat auraient-ils une connotation politique ? C’est la question à laquelle le média internet Slate s’est confronté en 2012. Et c’est certainement là le point décisif de cet article : respectez-vous les préjugés ? Votre manière de dire influence-t-elle vos choix politiques ? Ou, au contraire, vos choix politiques influencent-ils votre manière de dire ? Selon Slate, les régions les plus chocolatine se distinguent par un plus fort vote pour François Hollande lors des élections présidentielles de 2012 (57 % en moyenne). Cependant, le Limousin, qui enregistre une moyenne de 63 % de suffrages exprimés en faveur dudit candidat, est une terre sur laquelle les passions se déchainent, cette région étant pile à la frontière entre la chocolatine et le pain au chocolat. Quant à la Corrèze, où l’on utilise principalement le vocable pain au chocolat, il s’agit d’une région très hollandiste (65 %) — mais chiraquienne autrefois.

Si on jette un coup d’œil un peu plus approfondi sur les statistiques de l’étude de l’Ifop de mars dernier, on trouve d’autres informations qui se révèlent assez intéressantes pour la politisation du débat. Par exemple, 30 % des soutiens d’Europe Écologie Les Verts déclarent dire chocolatine, soit quatorze points de plus que la moyenne, tandis que les soutiens du parti Debout la France ! (celui qui est dirigé par une sorte de blob informe à qui on ose donner un nom) sont les plus radicaux en matière de pain au chocolat : c’est un mot qu’ils utilisent à 93 %, soit neuf points de plus que la moyenne. On serait donc tenté de dire que la chocolatine est à gauche et le pain au chocolat à droite.

Mais cela nous reconduit à des questions presque existentielles : notre clivage droite-gauche ne serait-il pas périmé à l’heure où l’on fait table rase, à l’heure où l’échiquier politique est bouleversé ? N’est-ce pas un peu bête de vouloir relier le pain au chocolat et la chocolatine à des revendications politiques ? D’autant plus qu’à partir du moment où un mot s’est implanté quelque part, il reste implanté au même endroit ; ce qui signifie en fin de compte que la seule chose qui pourrait réellement nous éclairer est la situation politique des siècles derniers. Et ne serait-ce pas erroné d’utiliser pour l’étude les résultats d’une élection présidentielle, où l’abstention se fait de plus en plus élevée, et surtout où l’on vote par élimination plus que par conviction ? Bref, tout cela manque grandement de précision et de bon sens…

Mais au fond, à quoi bon s’enfermer dans un débat binaire, alors qu’en réalité les variantes sont multiples ? Car nous parlons depuis le début de pain au chocolat et de chocolatine, mais où sont donc passés les petits pains, les couques au chocolat, les croissants au chocolat et autres petits pains au chocolat ? Et nous parlons depuis le début de la France, mais où est donc passé le Québec, et où sont donc passés le Luxembourg, la Belgique, la Suisse ? En parlant de clivage pain au chocolat-chocolatine, nous occultons tout le reste, un reste qui peut pourtant s’avérer plein de surprises et de richesses.

 

Repartons depuis le début, donc. En France, on ne dénombre non pas deux variantes, mais cinq. En plus du pain au chocolat et de la chocolatine, on peut noter l’importance de la variante petit pain ou petit pain au chocolat qui est majoritaire dans le Nord et dans l’Est. Et si on consulte les statistiques du Québec, on voit que la forme croissant au chocolat est aussi à prendre en compte et que dire que le pain au chocolat est majoritaire dans la Francophonie est une contre-vérité, ou du moins un préjugé. En ce qui concerne les pays d’Afrique francophones, je n’ai trouvé aucune donnée ; mais je doute que l’on y mange du Voldemort.

Figure 1. Comparaison des différentes études.

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Figure 4.

 

Nouvelle carte de France de la répartition des différentes variantes.

Figure 5.

 

Carte du Québec avec les différentes variantes.

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Figure 5. Carte du Québec avec les différentes variantes.

Avant de vous quitter et de vous laisser enfin vaquer à vos occupations, je souhaiterais dire quelques mots, et vous parler de mon rêve. Car oui, pourquoi Martin Luther King aurait-il le monopole du rêve ? J’ai un rêve, donc. Je rêve qu’un jour la France et le reste de la Francophonie entreront en paix, que nous arrêterons de nous chamailler autour de la dénomination d’une pauvre viennoiserie qui n’a jamais rien demandé. Je rêve qu’un jour, je pourrai — nous pourrons — enfin parler de cette guéguerre comme un évènement du passé, comme une affaire réglée, un problème résolu, une question bouclée. Je rêve qu’un jour, tout le monde se rendra compte que changer son vocabulaire quotidien n’est pas une mince affaire ; qu’il est vain de vouloir enfermer l’usage, de vouloir convertir les chocolatines en pains au chocolat et les pains au chocolat en chocolatines. Je rêve qu’un jour, on se décidera à aborder les vrais sujets, ceux qui fâchent et que personne ne veut toucher : les milliers de personnes qui meurent noyées dans la Mer Méditerranée pour échapper à la persécution, la fonte des neiges éternelles qui pourrait amener la température de la Terre à augmenter de huit degrés Celsius d’ici à la fin du siècle, les dizaines de femmes qui chaque seconde subissent les inégalités, les injustices, la précarité, les violences… Je rêve à un monde meilleur, où l’on cessera une bonne fois pour toutes de patauger dans la semoule en se donnant des pains et des tartes pour du beurre…

Figure 4. Nouvelle carte de France de la répartition des différentes variantes.
Pour partager ce bout de savoir...

Sources et références

Le Français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, par Maria Candea et Laélia Véron, avril 2019, éditions La Découverte, pages 176-179 (« Le français contre les langues régionales : une position « universaliste » ? ») : https://www.lapeinturedesmots.com/le-francais-est-a-nous


L’article de Slate sur la connotation politique de chocolatine et pain au chocolat : http://www.slate.fr/lien/63417/chocolatine-pain-au-chocolat-gauche-droite-carte


Statistiques sur la France métropolitaine (2012) : http://blog.adrienvh.fr/2012/10/16/cartographie-des-resultats-de-chocolatine-ou-pain-au-chocolat/#more-2928


L’usage de toutes ces variantes au Québec notamment : https://francaisdenosregions.com/2017/01/13/chocolatine-a-conquis-le-quebec/


Toujours sur le site de Mathieu Avanzi, le cas de la France : https://francaisdenosregions.com/2016/09/01/pain-au-chocolat-ou-chocolatine/


Sur les dénominations pain au raisin, alsacienne, escargot, etc. : https://m.youtube.com/watch?v=eqm2X18vtfE


Toujours sur le pain au raisin : https://francaisdenosregions.com/2016/12/28/hommage-a-princesse-leila-linventrice-du-pain-aux-raisins/


Un article sur la « raisintine » : https://www.swigg.fr/news/une-boulangerie-rebaptise-le-pain-aux-raisins-en-raisintine-photos-39479


Abattu de trois coups de fusil pour avoir demandé un pain au chocolat : https://actualitserlande.wordpress.com/2018/06/01/petrus-angelil-demande-un-pain-au-chocolat-au-lieu-dune-chocolatine-le-boulanger-labat-de-trois-coups-de-fusil/


Abattu de quarante-six balles pour avoir demandé un pain au chocolat : http://www.legorafi.fr/2013/03/20/toulouse-il-se-fait-abattre-de-46-balles-dans-le-corps-pour-avoir-demande-un-pain-au-chocolat/


Les conséquences de cet article : https://france3-regions.francetvinfo.fr/occitanie/2013/03/21/mort-pour-une-chocolatine-toulouse-le-faux-article-cree-un-vrai-trouble-220365.html ; https://www.ladepeche.fr/article/2013/03/21/1588039-abattu-par-une-boulangere-a-toulouse-pour-un-pain-au-chocolat-le-canular-qui-affole-le-net.html


Une vidéo sur les différentes variantes : https://m.youtube.com/watch?v=DxNK5RiglcQ


Le gigantesque sondage en ligne de Romain Ménard (vous pouvez d’ailleurs y participer) ainsi que ses résultats : http://www.chocolatineoupainauchocolat.fr/


L’évolution des variantes pain aux chocolat et chocolatine : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Discussion:Pain_au_chocolat


La page Facebook de « Je dis « chocolatine » et je t’emmerde, con de Parisien !! » : https://m.facebook.com/ChocolatinesBouduCon/


Le « match » pain au chocolat et chocolatine : http://couteaux-et-tirebouchons.com/chocolatine-ou-pain-au-chocolat-la-vraie-reponse/


Florilège de quelques « tweets » représentant bien l’esprit de la « guerre » entre chocolatine et pain au chocolat : http://www.topito.com/top-tweets-droles-pain-chocolat-chocolatine


Un article qui va un peu plus en profondeur : http://allons-mieux.fr/pain-au-chocolat-ou-chocolatine/


Une vidéo très chocolatinocentrée : https://m.youtube.com/watch?v=EecFej-r9BM


Un article de The Conversation sur l’importance des régionalismes : https://theconversation.com/pain-au-chocolat-vs-chocolatine-fight-85923


Des lycéen·ne·s qui écrivent au Président de la République : https://www.francebleu.fr/infos/insolite/la-bataille-de-la-chocolatine-1484069090


L’étude d’OpinionWay d’octobre 2017 : https://www.opinion-way.com/fr/sondage-d-opinion/sondages-publies/opinionway-pour-la-mie-caline-pain-au-chocolat-vs-chocolatine-octobre-2017/download.html


L’étude de l’Ifop de mars 2019 : https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2019/03/116250-Rapport.pdf


L’article de The Guardian : https://www.theguardian.com/lifeandstyle/shortcuts/2018/may/28/chocolatine-pain-au-chocolat-war-over-pastries-left-nasty-taste-in-paris-france?CMP=fb_gu


Sur la Chocolatinie : https://france3-regions.francetvinfo.fr/occitanie/herault/montpellier-metropole/montpellier/chocolatinie-bas-france-ovalie-decouvrez-premieres-propositions-noms-region-962237.html

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Écoutez... Je ne sais que vous dire, si ce n'est « Merci de m'avoir envoyé cette précieuse réflexion ».

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... Il vous suffit de copier (puis de coller, évidemment) l'adresse suivante dans vos courriers électroniques, SMS ou autres publications sur les réseaux asociaux :

https://www.lapeinturedesmots.com/chocolatine-painauchocolat

Je vous accole vertement mais néanmoins formellement pour votre éventuel partage, votre éventuelle réflexion sur cet article et, si vous n'avez fait aucun des deux, d'avoir au moins pris le temps de lire cet écrit.

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