top of page

Étymologies en vrac 20

Baragouiner, ou la revanche amphigourique des Bretons nécrophages

IMG_0336.jpg

Charabia, verbiage, poudre de perlimpinpin, gloubiboulga, yaourt, logorrhée, volapük, babélisme, amphigouri, verbigération, baratin, capucinade, galimatias, bafouillis, anacoluthe, embrouillamini, baragouin… Tant de mots pour désigner la même chose, tant de noms pour ce discours inintelligible, trompeur parfois, proche du sophisme, dans certains cas… Certains classés familiers, d'autres soutenus, quelquefois scientifiques, ou même insultants… Et ce n'est probablement pas un hasard si leur étymologie leur est autologique : évoquerais-je l'amphigouri dont l'origine est incertaine ? le volapük qui ne provient d'aucun pays précisément ? le yaourt et le baratin, produits laitiers que l'évolution a gâté d'une transformation sémantique époustouflante ? Et surtout, l'histoire tristement macabre et floue du baragouin ? Oui, je l'évoquerai.
Le verbe baragouiner, si cela ne saute pas aux yeux, est directement issu du substantif accordéon (rien ne vaut une petite blague pour démarrer la journée du bon pied ; je voulais évidemment écrire baragouin). Lui-même a une origine assez brumeuse et surprenante, pour ne pas dire bizarroïde. On prétend à tout-va que ce mot est issu du bas-breton, vous savez, ce dialecte régional si ancien et si passionnant à étudier… La légende raconte que deux pauvres voyageurs venus tout droit de la Bretagne venaient d'arriver dans Paris, au lendemain de la guerre de 1870, agonisants, moribonds, réduits à l'état de coquille humaine désespérée et dépouillée de toute substance solide. Tiraillés par la faim, la soif et le froid antédiluvien, enfin bref, dans un état peu agréable, ils eurent beau hurler à tue-tête leur besoin de s'abreuver de « bara » (« pain » en bas-breton) et de « gwin » (« vin » en bas-breton), personne ne les comprit, et les deux décédèrent dans d'affreuses souffrances. Cette histoire pourrait être vraie, cette histoire pourrait être fausse, et peu importe d'ailleurs, car cette étymologie présumée ne tient pas un instant debout, et cela pour des raisons assez longues et fastidieuses dont je ne me ferai pas le plaisir de parler ici.
On pourrait aussi penser à une moquerie envers la religion chrétienne, où le pain et le vin représentent l'image de Dieu sur Terre, Jésus… Mais là aussi, les arguments linguistiques sur lesquels on s'appuie s'effondrent instantanément (et les membres avec lesquels on se déplaçait se brisent du même coup).
C'est en tout cas ce que défend Monsieur Roulin, linguiste éminent du dix-neuvième siècle, et dont la pensée est résumée à merveille dans le dictionnaire Littré : « Composé (…) de « bara », « pain », et « gwenn », « blanc », les miliciens de la Basse-Bretagne, qui arrivaient à Rennes ou à Laval, et qui étaient logés et nourris chez les bourgeois, témoignant leur surprise et leur satisfaction à la vue du pain blanc et répétant « bara gwenn ». » Mais ne serait-ce pas un peu trop facile de faire des Bretons, meilleures crêpiers de la planète Terre, de misérables gens ignorants, illettrés et radotants, dont la seule occupation est de se gaver de pain ? Toujours dans le Littré, on trouve une autre piste assez intéressante pour entrer dans le panthéon des hypothèses à vérifier : un doublet de baradeau, qui désigne je le rappelle un tunnel où s'écoulent les eaux, qui vient du latin « baratum » (« ce qui barre »). Pourquoi pas, après tout, le baragouin illustre parfaitement la non-symbiose et la diversité des langues qui nous entourent, créant des barrières linguistiques ? Mais la proximité du terme latin avec le français baratin laisse plutôt un penchant pour ce dernier.
On trouve aussi cette autre étymologie dans le Chevréana : « Baragouin vient de « bar », qui signifie « dehors », « champ », « campagne », et de « gouin » qui signifie « gens ». Ainsi, parler baragouin, c’est parler comme les gens du dehors et les étrangers. » Moui.
En fait, on se rend compte que baragouiner est un mot bien plus ancien : on en retrouve déjà des traces sous la plume de l'écrivain Du Cange en 1391 : « Beaux seigneurs, je ne suis point Barragouyn : mais aussi bon chrestian ». Alors, ce mot était synonyme de « sauvage », « grossier » ou « barbare ». Pourrais-je oublier également cette réplique de François Rabelais dissimulé sous les traits grossiers de sa créature, Pantagruel : « Mon amy, ie n’entens poinct ce barragouin ». Et enfin, Michel de Montaigne en 1580, dans ses deuxièmes essais où il évoque joyeusement le « livre basty d’un espagnol baragouiné en terminaisons latines ». C'est alors qu'on constate que le verbe baragouiner, aussi vieux soit-il, n'a pas toujours eu la même graphie, Ni la même acception ; et qu'il faut rechercher plus loin qu'au bout de son nez (du nez de la France en l'occurrence).
S'envisage alors une autre hypothèse plus récente, imaginée par l'étymologiste Gilles Ménage, qui atteste que baragouin vient du mot latin « barbaracuinus » (qui a notamment donné naissance à l'appellation puis à l'insulte barbare), lui-même du grec ancien « βάρβαρος » (« bárbaros ») qui ne désignait à l'époque non pas un peuple maghrébin, mais tout simplement ceux qui ne vivaient pas en Grèce ou qui ne parlaient pas la langue grecque. Ainsi, tout s'éclaire, puisque c'est bien un des sens anciens de baragouin, une langue étrangère et incompréhensible. D'ailleurs, une petite anecdote croustillante comme tout : en Bretagne, baragouin se dit « GREGACHat, -iñ » et signifie, littéralement, « parler grec ». Alors, coïncidence ou vengeance ? Le dé a aboli le hasard ; vengeance.
On ne sait pas d'où vient le mot baragouin. L'étymologie grecque est trop éloignée du mot français ; le latin n'aurait pas pu subir ces transformations. L'hypothèse du « baratum » pourrait sembler pas mal, mais si elle a donné un mot, c'est plus baratte ou baratin, et non baragouin, où le G du milieu pose problème (mais d'où vient-il, bon sang de bonsoir ?) Les trois propositions bretonnes semblent toutes trop faciles pour être vraies ; il paraîtrait que nous soyons en présence d'une étymologie populaire, que tous les linguistes, et même la Bretagne, réfutent de A à Z. Le 16 mars 2011, une audience publique de la chambre correctionnelle de la Cour d'appel de Rennes avait fait longuement parler d'elle, à cause de cette fausse origine : le suspect argumentait en breton et, quand il eût terminé son discours, un des magistrats se fendit d'un commentaire qu'une grande partie de la communauté bretonne considéra comme un massacre éhonté de leur parlure : « Je n'entends pas ce baragouin. »
Épineuse affaire que l'étymologie des mots du français…

Une question ? Une réaction ? Une correction ?
bottom of page