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Des noms androgynes et hermaphrodites

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Androgyne (du grec « Άνδρο » (« ándro » (homme)) et « γυναίκα » (« gunéka » (femme)) : qui est doté à la fois du sexe masculin et du sexe féminin.

Hermaphrodite (du grec « Hermès » (nom d'un dieu) et du grec « Αφροδίτη » (« aphrodíti » (nom d'une déesse)) : qui, au cours d'une vie, passe du sexe féminin au sexe masculin ou inversement.

Oui, il y a en effet des mots dont le genre est étrange, parfois ambigu, voire ténébreux, mais ce n'est pas toujours votre faute si vous vous trompez : le genre des mots varie au cours du temps comme la direction d'une girouette change en fonction du vent. D'autres ont une définition différente selon qu'ils sont employés au féminin ou au masculin. Et il reste toujours assez de place pour des mots qui changent de genre si on les met au pluriel, des qui deviennent féminins si on leur accole un adjectif et d'autres qui se masculinisent s'ils sont placés dans des expressions toutes faites.

 

Nous sommes dans le Paris du XIXème siècle, la ville de l'avenir, la ville lumineuse et animée. Dans les cafés se rencontrent musiciens prodigieux, peintres étonnants et écrivains réalistes. La littérature est en plein essor, la langue française commence à peine à devenir réglementée et à prendre ses démarques. C'est à cette époque-là que le genre des mots est amené à se fixer, même s'il subsiste une terrible anomalie, un dilemme compliqué, le mot perce-neige. En 1807, une chanson est nommée La Perce-neige, ce qui n'est pas un problème en soi. Mais, vingt-trois ans plus tard, un autre tube fait la Une, Le Perce-neige. Et il ne faut pas compter sur les dictionnaires pour mettre fin à cette question. Le Robert datant de 1931 relève, sans réagir, les deux genres, n'en préconisant aucun. Seul Littré n'accepte que la gent féminine.

 

Un autre mot est un peu dur à la coupe : le nom couple, que tout le monde accorde de nos jours au masculin, ce qui n'était pas forcément le cas il y a encore un siècle. Émile Littré, notre cher trublion, distingue deux usages différents. Premier point : la couple féminine, qui est quasi-synonyme de paire, et s'emploie indifféremment pour les animaux et les objets. Deuxième point : le couple au masculin pour désigner un duo de deux humains qui s'aiment et veulent procréer. Ce deuxième usage est apparemment fautif, puisque les deux sens de couple viennent du même mot latin « copula », substantif féminin qui, à l'instar du trop célèbre « rosa », aurait pu inspirer Jacques Brel. En réalité, Littré écrit durant une époque où les mots évoluent puisque du Bellay ne se pose pas la question en écrivant : « Belle couple, heureuse union », et nous, Français du troisième millénaire, parlons automatiquement d'un couple. Au XVIIIème siècle, le mot masculin semble vouloir prendre le dessus, mais la couple subsiste très vivement dans les cuisines et dans les coulisses. Mais du coup, cela ne répond pas à notre question initiale : maintenant, une couple, c'est une faute ? Absolument pas, vous répondrais-je, mais à vous de choisir en fonction de l'usage commun ou de la tournure que vous souhaitez donner à votre phrase.

 

Le mot poison, en plus d'avoir la même étymologie que potion, et un sens qui n'aurait jamais dû être celui-là, était censé posséder le genre féminin. Il le posséda d'ailleurs jusqu'au XVIIème siècle, jusqu'à ce qu'une étrange transformation eût lieu. Si on ne sait définitivement pas expliquer cette mutation, Littré (toujours lui) lance une piste en écrivant que c'est probablement son paronyme poisson qu'il aurait attiré du côté masculin de la force. Il est de même pour les noms pamplemousse, ongle, soupçon, légume qui possèdent toujours leur étiquette féminine dans d'autres langues latines comme l'espagnol (una toronja, una uña, una sospecha, una legumbre). Un autre cas mérite toute notre attention ; il s'agit d'ouvrage. Masculin par excellence, l'époque du Roi-Soleil connaît la dure ouvrage dans les rues populaires, même si cet usage est entièrement fautif. Encore une fois, le féminin persista longtemps dans les cuisines et dans les foyers pauvres. De nos jours, ouvrage est toujours féminin dans quelques patois français.

 

Aigle, comme ses homologues vus précédemment, subit une métamorphose intéressante. Du temps de Molière et de Lully, certains auteurs (La Fontaine par exemple) utilisent l'aigle au féminin (« On fit entendre à l'aigle qu'elle avait tort »). D'autres (Bossuet pour ne pas le citer) s'emmêlent totalement les pinceaux, et parlent indifféremment de « la vitesse d'un aigle » et de « l'aigle volante ». Soit dit en passant, le genre de référence est à cette époque le féminin mais Bossuet, à défaut d'avoir une syntaxe correcte, prouve une transformation qui est à l'œuvre. En effet, le masculin commence à prendre de plus en plus de poids, penchant à remplacer l'aigle volante ou virevoltante par l'aigle volant ou virevoltant. Et tandis que l'aigle vivant commence sa puberté,  l'aigle aplatie sur les blasons et autres oriflammes reste bien ancrée dans sa féminité et, tous les hérauts vous le diront, cela n'a pas changé.

 

On aura ici beaucoup parlé de mots féminins qui sont devenus, dans le cours de l'usage, masculins. Il est vrai que ce phénomène est nettement plus répandu que la transformation inverse. Face à nos neufs augustes exemples vus quelques paragraphes plus haut, je ne saurais opposer que horloge et entrecôte. Mais encore une fois, il suffit de constater le genre dans une langue voisine pour se rendre compte de cette anomalie (toujours en espagnol, un reloj est masculin, de même pour un entrecot). Avec l'évolution tumultueuse que le français va continuer à connaître, on sait déjà que le nom alvéole n'est pas destiné à rester masculin pendant encore très longtemps (peut-être croyiez-le-vous d'ailleurs féminin), tandis que le sexe d'après-midi va commencer à se stabiliser en éliminant finalement sa variante féminine (ce qui est plus logique vu qu'on dit le midi et qu'il semble que personne n'aie l'idée tordue d'aller le changer).

 

Pour le substantif amour, la question n'aurait même pas dû se poser, puisque l'origine latine est bien claire : « amorem » est bien masculin est cela ne sera jamais amené à varier, mais les linguistes français sont décidément très étonnants, ou plutôt, c'est l'usage qui a un incroyable pouvoir. Pendant des siècles et des siècles, durant le Moyen Âge et la Renaissance, l'« amorie » est féminine. Mais, au XVIème siècle, certains esprits critiques se demandent si cela est réellement normal (précisons qu'à ce moment-là, l'amorie a déjà effectué sa transformation vers l'amour). Et ils ont raison. Ce genre est en effet très étrange. Alors, les deux sexes entrent en piste et cohabitent pendant des années sans que personne ne daignât y fixer une règle. En 1647, Vaugelas fait une tentative fastidieuse de départager les deux camps : « Il est masculin et féminin, mais non pas toujours indifféremment, car quand il signifie Cupidon, il ne peut être que masculin, et quand on parle de Dieu.», et « l'inclination de notre langue (…) se porte d'ordinaire au féminin plutôt qu'à l'autre genre ». En fin de compte, Vaugelas avoue pencher plutôt en faveur du féminin, comme la douleur ou la tristesse. D'autres poètes et écrivains proposèrent qu'amour fût féminin en vers, mais masculin en prose, ce qui est quand même, quand on y réfléchit, extrêmement bizarre. Cependant, cette règle subsiste dans notre poésie actuelle, bien que peu ne la connussent. Après cette nouvelle idée de différenciations selon le support, tout le monde n'est toujours pas satisfait. Alors Thomas Corneille, petit frère de son grand frère, initie une idée qui resta ancrée pendant longtemps et est toujours appliquée maintenant, celle d'un amour masculin au singulier (un amour fou) et d'amours féminines au pluriel (des amours folles). Ces mots très étranges, ils sont au nombre de trois et sont assez faciles à retenir, ce sont amour, délice et orgue. Chacun de ces termes a une histoire particulière, mais ce serait extrêmement long et inutile de toutes les conter.

 

Ces trois mots qui changent de genre en nombre ne sont pas les seules curiosités que l'on peut trouver sur le marché. Il existe d'autres subtilités bien contraignantes comme orge. Longtemps ce mot a été androgyne sans que cela ne dérangeât personne. Mais il fallut bien un jour choisir entre le masculin et le féminin, histoire de simplifier et d'encadrer la langue française sans qu'un permanent vide ne règne au milieu d'un océan de débris. Bossuet, un jour, dans un élan salvateur, voulut mettre un terme à cette ambiguïté. Alors, il profita de sa célébrité et de son expertise pour concerter l'Académie française, autel sacré des linguistes. Je lui laisse le soin d'expliquer ce que lui répondit l'instance, qui avait visiblement autre chose à faire : « L'Académie le fait féminin, sauf pour orge mondé [orge dont on enlève l'enveloppe, NDCQÉ], orge perlé [grain rond qui a été obtenu en ne gardant que le cœur de l'orge, NDCQÉ] et orge carré [espèce automnale d'orge, NDCQÉ] ; c'est évidemment une exception que rien ne justifie ; et les personnes qui écrivent orge mondée, orge perlée et orge carrée, ont raison. » Voilà pour la vengeance. Dans ta face, l'Académie !

 

Gens sème aussi énormément le trouble : pour choisir la façon dont on doit accorder l'adjectif qu'on lui accole, il faut respecter douze règles différentes. Et le fait que ce mot ne s'utilise qu'au pluriel ne nous facilite pas la tâche. Alors, êtes-vous prêt psychologiquement pour entamer l'apprentissage de ces douze règles ? On y va. Si l'adjectif qui va venir qualifier les gens se situe après le mot en question, il se mettra au masculin, peu importe qui sont les fameuses gens dont on parle. Vous avez remarqué que j'ai écrit « les fameuses gens » car on mettra l'adjectif au féminin s'il se situe avant les gens, sauf s'il est en tête de phrase, auquel cas le masculin l'emportera. Enfin, si deux adjectifs sont prévus, mettez-en un devant l'objet et un après, et donc, par conséquent, le premier au féminin et le deuxième au masculin. Si gens est suivi d'un adjectif qualificatif épithète, l'éventuel tous qui sera placé devant sera au masculin quoi qu'il advînt ; mais il se transformera en toutes si on n'aperçoit aucun épithète à l'horizon. Ainsi, on écrira « tous les gens intelligents » mais « toutes les gens de France ». Les expressions « gens de lettres », « gens de justice », « gens de guerre » et tous les autres noms de métiers en gens- sont forcément masculins. Par exemples, on préconisera « sots gens de lettres » plutôt que le très insultant « sottes gens de lettres ».

Les lettres, tiens, parlons-en ! Les hispanophones, lusophones, et italiens le savent : elles possèdent originellement le genre féminin. Mais nous, Français, refusons de faire comme les voisins. On dira le A, le B, le C, le D, le E, le F etc. et toute personne leur assignant le déterminant « la » risque fortement les regards méfiants et méprisants de son interlocuteur. Si vous vous êtes déjà retrouvé dans cette situation (disons-le-nous entre quatre yeux, j'en doute bien), sachez que si vous étiez nés il y a cent-cinquante ans, vous auriez eu raison. Enfin, pour certaines lettres seulement. En effet, les lettres F, H, L, M, N, R et S étaient, à l'époque de Littré encore, considérées au féminin. Quand l'Académie française commença à prendre de plus en plus d'ampleur, dans le débuts des années 1900, certaines de ces lettres furent séparées de leur féminité au profit du sexe opposé, et cela au prétexte que les Immortels étaient tous des hommes. Ainsi, il ne resta plus que le F, le H, le M et le N. Le S, quant à lui, refusait de se placer dans un des camps. Et comme vous le savez, cet état de ni-mans-land ne persista pas très longtemps puisqu'aujourd'hui, toutes les lettres sans exception sont masculines.

 

Après avoir brossé le rapide portrait de mots qui ont changé de genre, de mots qui changeront de genre, de mots qui changent de genre selon leur nombre, de mots qui changent de genre en fonction de la place de son adjectif qualificatif, terminons avec des mots qui changent de genre avec leur sens. Peut-être est-ce un peu abstrait, mais ce type de termes est excessivement commun. Par exemple, on pourrait citer un livre qui n'est pas exactement la même chose qu'une livre. Dans ce cas de figure assez peu répandu, les deux termes concernés ont une origine disparate. En effet, le livre que l'on peut feuilleter, survoler, rédiger, vendre, déchirer ou cramer (sous prétexte que c'est drôle, parce que ça fait des étincelles, alors que ce geste est blasphématoire, mais là n'est pas la question) vient du latin « liber », tandis que la livre pesante et valeureuse est tirée du mot « libra », dans la même langue antique. Il existe d'autres catégories de polysémies dans cet esprit. Prison est un exemple de mot dont les deux variantes genrées ont la même étymologie : la prison est un lieu où son enfermés des prisons (qu'on peut aussi nommer prisonniers) de même qu'une trompette est l'instrument dont l'embout est dans la cavité buccale d'un trompette (qu'on peut aussi nommer trompettiste). Œuvre au masculin, qui, dans le domaine architectural, est un synonyme de bâtisse, ou, pour les galeristes, est une estampe, découvre une troisième classe : celle des mots de genres différents, de sens et de champs lexicaux dépareillés mais d'origine même.

 

On ne sait pas vraiment d'où provient cette lubie de donner un genre aux objets qui sont par définition asexués. Plus on remonte le temps à la recherche d'une réponse, plus on se perd dans d'impénétrables méandres. Il faudrait réussir à parvenir jusqu'à nos racines les plus profondément ancrées, ce qui ne sera pas tâche facile. Enfin, je vous invite à vous renseigner sur ce sujet qui est largement passionnant, à commencer par un article franchement réussi trouvé sur un site nommé La Peinture des mots. Il serait aussi intéressant de tenter de lister les mots qui changent de sens selon qu'ils sont masculins ou féminins. Une dernière petite chose avant de partir est que cette série sur les énigmatiques genres de la langue française n'est pas encore terminée ; par conséquent, rendez-vous ici régulièrement pour piocher dans la banque d'articles qui fera peut-être votre bonheur. À bon entendeur,

 

La Peinture des mots

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