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« Malgré la couverture médiatique »

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Covfefe : « malgré la couverture médiatique »

~ Article posté le 14 juin 2019 ~

Donald Trump dirige le monde. Il n’y a pas à chipoter, il n’y a pas à réfléchir plus que cela.

 

Quand on y pense, il y a de quoi faire glacer notre sang. Car il possède largement assez pour faire éclater la planète en faisant joujou avec son copain Kim. Car c’est aussi lui qui, en s’enfonçant dans le climatoscepticisme le plus complet, peut la faire fondre. S’il veut nous plonger dans le noir, il peut le faire. S’il veut nous priver de culture, il peut le faire. S’il veut nous rayer de la carte, il peut le faire. Et se dire que c’est cet homme qui, seul, a sur nous le pouvoir de vie ou de mort, ce n’est pas très rassurant…

Depuis son élection, Donald Trump est devenu un fou de Twitter — il l’était déjà plus ou moins avant mais aujourd’hui, les chiffres sont époustouflants. Entre novembre 2016 et le moment où j’écris cet article, c’est-à-dire le mercredi 12 juin 2019, il a tweeté sept-mille-trois-cent-trente-cinq fois, au rythme de douze messages par jour, soit un toutes les deux heures s’il arrêtait totalement de dormir.

 

Au passage, l’émoticône qu’il a le plus utilisé est le drapeau de son pays, ses tweets contiennent des centaines d’allusions aux « fakes news » et en janvier, on pouvait y trouver cent-cinquante occurrences aux « chasses aux sorcières » (« witch hunt » en anglais).

Ce n’est pas sorcier de le comprendre, ces tweets font partie intégrante de son pouvoir, de son action politique, même si cela peut sembler un peu léger. Mais en réalité, chacun de ses petits messages au peuple est vu par plus de soixante-millions de personnes, certainement bien plus que ses discours plus officiels ou ses rares passages dans les médias « classiques ».

Twitter est pour lui un outil de travail, un portevoix dans lequel il peut crier sans limite de temps de parole, un média pour s’exprimer à chaque évènement, pour donner son avis, taper sur les journalistes, entretenir son scepticisme et son égo. Sur Twitter, tout le monde l’écoute, tout le monde est d’accord avec lui (oui oui, je vous assure, on appelle cela la polarisation du débat politique, rendez-vous à la fin de l’article, dans la rubrique « Sources et références », pour en savoir plus…)

Et quand la frénésie numérique de Donald Trump le tourne au ridicule, Internet s’embrase. En mai 2017 — plus précisément le 30 — par exemple, il publia le message le plus étrange de son compte, le plus mystérieux. « Despite the constant negative covfefe » (« Malgré le·a constant·e covfefe médiatique négatif·ve »). Non seulement il parait inachevé, mais en plus il contient un mot particulièrement bizarre et insensé : covfefe. Un terme qui n’existe pas plus en anglais qu’en français. Quelques minutes plus tard, le tweet est supprimé et remplacé par un second, quasiment aussi énigmatique : « Who can figure out the true meaning of "covfefe"??? Enjoy! » (« Qui va réussir à trouver le vrai sens de « covfefe » ??? Amusez-vous ! »)

Alors, chiche ?

Figure 1.

 

Le premier tweet de Donald Trump.

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Figure 2.

 

Le deuxième tweet de Donald Trump.

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Un raz-de-marée. Un véritable raz-de-marée. C’est ce que Donald Trump créa en postant ces tweets. D’un coup, il devint la risée de la Toile : les passions se déchainent, et chacun·e tente légitimement de répondre à Donald Trump : mais que signifie covfefe ? « Le sentiment flou que l’on ressent quand on n’arrive pas à croire qu’un leadeur politique est si idiot. Un mélange de peur, de honte et de stupéfaction. » « À demain pour la deuxième moitié des codes nucléaires ! » « On rigole, on rigole… Si ça se trouve, covfefe c’est le code pour lancer l’invasion extraterrestre. » « Covfefe est le nom de code de Bannon, le Président du FBI. » « Covfefe n’est pas seulement un mot, c’est le meilleur mot jamais prononcé. » « Quelle est la prononciation correcte de covfefe ? Cov-FEE-fee, cov-FEH-fay ou COV-feef ? » (Réponse du public : « cov-FEE-fee ».) « Ce qui me rend si triste, c’est que je sais que je n’écrirai jamais quelque chose plus drôle que covfefe. » « Cet homme a peut-être fait un A.V.C et tout le monde se marre au lieu de vérifier s’il va bien. » « En fait, covfefe, ça veut tout simplement dire : COp 21, Va te FairE FoutrE ! »

Même le Président de la République française, Emmanuel Macaron (donc ce n’est pas tout-à-fait le vrai), s’y est mis : « Le Président Donald Trump souhaite partir de l’Accord de Paris. Je n’ai qu’une réaction : covfefe. » Certain·e·s y voient une marque de café, d’autres un nouvel épisode de Game of Throne, ou encore le nom d’un nouveau meuble Ikea… Une autre internaute traduit covfefe par « Je démissionne » en russe… En tout, une semaine seulement après le tweet, trente mille restaurants et entreprises avaient repris le terme. Les bars prônent les bienfaits de leur « covfefe » latte, mousseux ou américain, leurs sandwichs « covfefe » en promotion… tandis que la firme Royal Jordanian rappelle sa large « covfefe » de destinations américaines accessibles en avion… Quant au « Urban Dictionary », il est sur le coup : « Quand on veut dire « couverture » mais que ses mains sont trop petites pour taper toutes les lettres du clavier. »

Couverture ? « Coverage », dans la langue de Shakespeare. La couverture médiatique, donc. C’est l’hypothèse émise par la plupart des médias, francophones comme anglophones. Certains affirment même qu’il est facile de buter sur les touches du clavier et de transformer « erage » en « fefe », mais j’admets que je ne suis pas convaincu. Là où la suite « fefe » n’utilise que deux lettres proches sur lesquelles le doigt « rebondit », le trajet de « erage » est composé de quatre lettres, dont seulement une est répétée (d’ailleurs, « fefe » fait quatre lettres, alors que « erage » en fait cinq), et le doigt parcourt une bien plus grande distance en formant une figure différente. Pour moi, covfefe n’est pas coverage. Mais après tout, je ne suis pas zététicien…

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Figure 3.

 

Les trajets de « covfefe » et de « coverage » comparés.

De plus, la Maison Blanche a tout fait pour entretenir le mystère : Sean Spicer, son porte-parole, le jour-même de la tornade covfefe, a déclaré très solennellement aux journalistes avides que « le président et un petit groupe de gens savent exactement ce qu’il voulait dire ». Mais qui est ce petit groupe de gens si privilégiés ? La famille de Donald Trump ? Son gouvernement ? Et surtout, que signifie covfefe ?

Mi-juin 2017, deux semaines environ après le tweet, le gouvernement américain a quelque peu éclairé notre lanterne en adoptant la « loi COVFEFE » (« COVFEFE act » en anglais), autrement dit le « Communication Over Various Electronically for Engagement Act », c’est-à-dire la « loi sur les communications électroniques via divers flux pour l’engagement » (ce qui est quand même nettement moins classe qu’en anglais). Une loi qui permettra dorénavant de conserver les messages sur les réseaux asociaux des femmes et des hommes politiques américain·ne·s pour les ranger dans les Archives Nationales, Twitter étant devenu un véritable biais de communication comme les autres pour le Président. Mais on peut toujours se demander si c’était vraiment de cela dont parlait Donald Trump, ou si la loi était prévue et qu’elle n’a été nommée ainsi que par rétronymie (donc après) pour « justifier » l’erreur de Trump. Car si on relit le tweet en remplaçant « covfefe » par « loi des communications électroniques », le sens reste assez abstrus : « Malgré la constante loi des communications électroniques médiatique négative… »

Et si covfefe avait un sens secret en russe ? Pourquoi pas, mais un obstacle se pose sur la route au moment de tenter de le découvrir : l’alphabet cyrillique. Pour faire court, il y a deux hypothèses : selon la première, covfefe serait la retranscription graphique (donc visuelle) d’un mot russe, alors que la deuxième préfère dire que covfefe serait la retranscription phonétique d’un mot russe. Mais en quoi cela fait-il défaut ? Car en alphabet cyrillique, certaines lettres sont semblables à celles de l’alphabet latin, alors qu’en réalité, elles ne le sont pas phonétiquement. Je m’explique : par exemple, la lettre H ne se retranscrit pas par un H, mais par un N (car elle se prononce comme un N) ; la lettre P ne se retranscrit pas par un P, mais par un R (car elle se prononce comme un R) ; mais surtout, la lettre C ne se retranscrit pas par C, mais par S (car elle se prononce comme un S). En gros, soit Donald Trump a utilisé un C cyrillique, soit il a retranscrit une autre lettre cyrillique par un C. Je vous le dit tout de suite, « ковфефе » (à prononcer « kovféfé ») n’existe pas. Quant à « совфефе » (à prononcer « sovféfé », donc), il signifie « soviet » en russe, du moins si on en croit Google Traduction. Eurêka ! Le code a été craqué !

Sauf que… non, pas vraiment. Google Traduction est, ne l’oublions pas, un dictionnaire collaboratif, en tout cas à partir du moment où aucune source fiable n’existe. De plus, cette traduction fonctionne du russe à l’anglais, mais pas du russe au français… Et si on regarde dans des dictionnaires un peu plus fiables, on se rend compte que… pas vraiment. « Cовфефе » n’existerait pas… En tout cas, pas en russe. Et certainement en aucune autre langue : la séquence « vf » est extrêmement rare, car très difficile à prononcer ; en effet, /v/ est une consonne voisée — ou sonore — (ce qui signifie qu’on l’exécute avec la voix, qu’on ne peut pas la créer en chuchotant) alors que /f/ est une consonne sourde — plus précisément la sourde du /v/ (ce qui signifie que l’on la prononce sans voix) et l’enchainement d’une voisée et d’une sourde ou réciproquement est très compliqué à exécuter.

Covfefe n’existe donc dans aucune langue, n’a pas de genre, ni de classe grammaticale, ni même de sens. Peut-on alors parler d’un mot ? Covfefe semble plutôt être un machin lexical, un truc, un schmilblick malléable, une coquille vide. Il reste alors encore une question, la plus importante quand on y pense : covfefe va-t-il survivre ? Va-t-il devenir un mot, un vocable ? Ou bien, au contraire, va-t-il mourir, s’évanouir, s’évanescer au bout d’un moment ? Selon le linguiste britannique David Shariatmadari, covfefe va survivre. « Oui, covfefe est maintenant un mot. (…) Il pourrait devenir un mot significatif en soi, avec un sens proche de « SNAFU » [acronyme qui signifie qu’une situation est compliquée, qu’elle l’a toujours été et qu’il ne faut pas s’en étonner]. Ce qui est clair, c'est qu'il ne disparaitra pas comme ça. Trump est tout simplement trop gros pour cela. » En réalité, la question est bien plus épineuse qu’elle le semble… Il existe tant de mots inventés par des auteur·rice·s célèbres, et qui pourtant n’ont jamais pris : gerbance, pioncette, infréquent, aquoibonisme, navrance, gériatreux, désastriser, journaliser, cocoricauser, toppatelle, infectement, cambronnesque, zonzonner, chardophile, charlante…

Covfefe ne se réfère à rien, comment pourrait-il entrer dans nos langues ? Et quel sens aurait-il ? Comme le dit l’« urban dictionary », désignera-t-il une faute de frappe ? Sera-t-il comme « schmilblick » ou comme « chose », un pantonyme, c’est-à-dire un mot pour tout désigner en restant dans le vague, un pantonyme porteur de la folie des réseaux asociaux et de la politique… Ou bien une marque. Un nombre incroyable d’entreprises se sont jetées sur le mot covfefe pour le déposer. La première à avoir réussi à décrocher le gros lot est une entreprise russe nommée LED Agency qui l’a enregistré dans le secteur du café et plus généralement de la boisson, même si pour l’instant, les projets envisagés demeurent dans le plus grand des secrets…

Figure 1. Le premier tweet de Donald Trump.
Figure 2. Le deuxième tweet de Donald Trump.
Figure 3. Les trajets de « covfefe » et de « coverage » comparés.

Sources et références

Pour partager ce bout de savoir...

La polarisation du débat politique sur Twitter : https://qz.com/179158/turns-out-twitter-is-even-more-politically-polarized-than-you-thought/


Inventaire de quelques interprétations de covfefe : https://www.neonmag.fr/top-11-des-meilleures-interpretations-du-covfefe-de-trump-487319.html


Sur la « frénésie de Twitter » de Donald Trump et les onze minutes où son compte a cessé de fonctionner : https://www.franceinter.fr/emissions/le-quart-d-heure-de-celebrite/le-quart-d-heure-de-celebrite-10-novembre-2017


Covfefe, marque déposée : https://francais.rt.com/international/39148-covfefe-societe-russe-entend-deposer


Le sens caché russe de covfefe : https://www.pastemagazine.com/articles/2017/05/weve-cracked-the-code-covfefe-has-a-secret-russian.html


Quelques autres interprétations de covfefe : https://www.wired.com/2017/05/internet-defines-covfefe/


Le récit de l’affaire covfefe : https://www.theatlantic.com/politics/archive/2019/01/covfefe-trump-typo-turned-meme/579763/


Un article sur le sens de covfefe : https://www.theguardian.com/us-news/2017/may/31/what-is-covfefe-donald-trump-baffles-twitter-post


La définition de covfefe dans le « urban dictionary » : https://www.urbandictionary.com/define.php?term=covfefe
 

Un article du linguiste David Shariatmadari dans The Guardian : https://www.theguardian.com/commentisfree/2017/may/31/covfefe-is-a-word-now-deal-with-it


Un article sur Wikipédia sur l’acte Covfefe : https://en.m.wikipedia.org/wiki/COVFEFE_Act


Une chronique vidéo sur les néologismes et plus particulièrement sur le terme covfefe : https://bonpourlatete.com/chroniques/covfefe-neologisme-dada


Un autre article de LCI : https://www.lci.fr/insolite/covfefe-donald-trump-fait-un-tweet-incomprehensible-twitter-se-marre-2053764.html


Le compte Twitter de Donald Trump, qui pourra vous informer sur les problèmes du monde bien mieux que je ne le ferais : https://mobile.twitter.com/realdonaldtrump


Les Néologismes, par Jean Pruvost et Jean-François Sablayrolles, éditions Que sais-je ?, février 2019


Oxymore & compagnie. Dictionnaire inattendu de la langue française, par Jean-Loup Chiflet, éditions Chiflet & Cie, octobre 2017, page 180, « Néologismes proustiens » : https://www.lapeinturedesmots.com/copie-de-metadonnees-des-figures-st


Le grand Livre des curiosités de la langue française, de Gildas Tromeur, éditions L’Opportun, mai 2018, pages 63 et 64, « Les pantonymes : quand on manque de vocabulaire : https://www.lapeinturedesmots.com/copie-de-metadonnees-des-exercices-

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