top of page

Étymologies en vrac 23

La négation à deux éléments, histoire décalée ce truc « so frenchy »

IMG_0439.jpg

« Je vous parle d’un temps
Que les moins d’huit cents ans
Ne peuvent pas connaître
L’français en ce temps-là
Était comme toutes les autres langues latines
Il n’y avait qu’un seul mot de négation
C’était en l’occurrence ne venant du latin « non »
Il n’était pas assez sonore
Fallait-il qu’on le change
Ou qu’on le laisse tel quel ? »

Après tout, Charles Aznavour, c’est un peu comme la double négation… On en a mangé à toutes les sauces, on nous a engraissé avec, frôlant l’indigestion de très près, le tout sans se demander ce qu’ils avaient à faire sur Terre. On nous a bassiné avec des répliques telles que « Pense aux lunettes », ou « N’oublie pas que le verbe doit aller entre les deux éléments de la négation » mais peu importe, on ne saisit toujours pas son but profond, ni son fonctionnement précis. Car, si vous connaissez d’autres langues, vous devez le savoir, c’est une règle typiquement française. On n’aurait pas idée d’écrire des abominations comme « I don’t know step » ou « No sé paso ». Quant aux latinistes, vous devez certainement vous souvenir que dans cet idiome, l’élément qui sert à former la négation est unique : il s’agit le plus souvent de « non ». Alors, me direz-vous, d’où vient cette règle de malheur ? Eh bien, je vais me faire le plaisir de vous l’expliquer, car — si je puis me permettre — nous sommes quand même en présence d’une monumentale connerie.

Tout commença pendant le Moyen Âge, fort sympathique période où tout manquement à une des règles du français se punissait à coups d’épée et coups de poing. À l’époque, notre langue était comme les vieillards, c’est-à-dire jeune ; et on utilisait pour fabriquer les phrases négatives l’adverbe ne — qui existe toujours, à l’écrit en tout cas — issu du latin « ne », qui donna « non », puis « nen », avant de recouvrer sa forme originelle. Le seul problème de ce petit mot, c’était sa grande timidité et sa présence tout sauf imposante. Il faut dire qu’au milieu des éclats occlusifs et fricatifs des consonnes et les projections irisées des voyelles, deux petites lettres discrètes avaient du mal à se frayer un chemin. C’est ainsi que l’on put assister à des lynchages et des crucifiements basés sur des seuls troubles communicatifs… Alors on sentit spontanément qu’il fallait agir, qu’il fallait mettre fin à ce désastre linguistique et social. Mais que faire ? Que faire ?

Dans les rues bordées de déjections solides et liquides, il arrivait souvent que l’on entendît des phrases comme : « Oh ! Bérénice, si tu savais ! Je ne mange une mie, je ne bois une goutte, je ne puis percevoir un point à l’horizon. Je ne sens une personne emplir mon âme. Je crois bien que j’ai mangé un champignon périmé… » (Remarquez la force des choses ! À l’époque, ce genre de paroles était tout-à-fait anodin, alors qu’il a une consonance très pompeuse aujourd’hui.) Avec le temps, ces expressions se réduisirent et on commença à apercevoir une lueur de guérison… « Oh ! Bérénice, si tu savais ! Je ne mange mie, je ne bois goutte, je ne peux point voir à l’horizon. Je ne sens personne emplir mon âme. Je crois bien que j’ai mangé des lasagnes au cheval… » (Ah ! l’industrialisation !) Puis, comme on pouvait s’y attendre, se déroula le très fameux phénomène de grammaticalisation, c’est-à-dire que ces noms communs se transformèrent en accessoires, plus précisément en adverbes. On assista ensuite à un mélange formidablement boueux de tous ces mots, et ce jusqu’à arriver à des assemblages comme : « Oh ! Bérénice, si tu savais ! Je ne mange goutte, je ne bois point, je ne peux mie voir à l’horizon. Je ne sens personne emplir mon âme. Je crois bien que j’ai mangé trop de beignets hier soir. » Quant au célébrissime pas, il subit exactement le même sort que ses congénères.

Si ce tumultueux changement grammatical ébranlait la France entière, la basse cour, mais aussi la haute, conservait ses habitudes simplistes, minimalistes et puristes. « Il veulent une nouvelle syntaxe ? Qu’ils avalent des Bescherelle ! » Ainsi, il fallut attendre plusieurs siècles pour que la Francophonie entière soit touchée par la double négation. On remarque d’ailleurs que chez Molière, elle est relativement rare, ce qui n’était donc pas du tout représentatif de ce qui se passait sur les marchés et dans les maisons.

Tout aurait pu s’arrêter là, dans l’harmonie la plus totale, entre les gouttes, les mies, les pas et les points, mais il restait encore une bataille primordiale à jouer : lequel de ces nouveaux trublions sera le plus pesant ? Le combat fut sanglant, et la mie fut éliminée. S’opéra alors un procédé que Charles Darwin expliqua à merveille : la sélection naturelle. Avec le réchauffement climatique (bons baisers à Donald Trump), la goutte se vaporisa et fut contrainte de quitter l’affrontement. Il ne restait maintenant plus que le point et le pas. Au départ, on crut que c’était le premier qui allait prendre le dessus. Mais quelle ne fut pas notre surprise de constater, au XVIIème siècle, le décuplement du nombre d’occurrences du second. À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

Quelques cas intéressants à examiner sont ceux de « personne », « aucun », « jamais », « rien » et « plus ». Car ils vécurent, eux, un phénomène bien plus marquant, l’énantiosémie (j’en avais déjà parlé dans mon épisode sur la nyctalopie). Pour information, l’énantiosémie provient du grec ancien « ἐναντίος », « enantíos » (« opposé ») et « σῆμα », « sễma » (« signe »), ce qui nous en dit long sur son sens, car l’énantiosème a deux significations qui sont complètement contraires. Mais comment est-ce possible ? me demanderez-vous. Eh bien, ce sont en général de bien longues histoires… Mais trêve de digression, retournons à nos moutons. Avant le passage de l’ouragan Double négation, le terme aucun était synonyme de quelques (ce qui est toujours le cas en espagnol (« algunos ») et en italien (« alcuni »), par exemple) ; tandis que jamais voulait dire déjà (d’où l’expression « la plus grosse bêtise que j’ai jamais faite »). Quant à rien, il provient du latin « rem », qui signifie « chose ». Personne et plus, pour leur part, isolez-les un instant, vous trouverez bien chez eux une notion de quantité… Quand je vous disais que c’était une monumentale connerie…

Aujourd’hui, plusieurs siècles après la naissance de cette règle bizarroïde, les ressacs et les remous de l’Histoire se font ressentir dans la vie de tous les jours. Les médias le constatent et s’en affolent : la particule ne va disparaître ! Et vas-y qu’c’est la fin de la civilisation, et v’là t’y pas qu’on s’met à crier sur tous les toit… Mais c’était prévu. Depuis sa naissance, le ne était prédestiné à s’évaporer, cela devait arriver un jour. Et je vous le dis, foi d’animal, le deuxième élément s’en ira aussi. Il s’agit d’un cycle constaté par le linguiste danois Otto Jespersen dans les années 1910, qui fut ensuite nommé éponymement et théorisé par le Suédois Östen Dahl dans Typology of Sentence negation (1979). Voilà ce qu’il y écrit : « En étudiant l’histoire des expressions négatives dans diverses langues, on assiste à une curieuse fluctuation : l’adverbe négatif originel s’affaiblit, puis il est jugé insuffisant et il est donc renforcé, généralement au moyen d’un autre mot ; ce deuxième mot peut alors être ressenti comme celui qui exprime la négation et il peut, avec le temps, subir la même évolution que le mot d’origine. » Cela a donc déjà eu lieu dans certains dialectes berbères et arabes, en gallois, en moyen anglais, en roglai (une langue parlée au Viêt-Nam), en mwotlap et en lewo (qui sont, elles, utilisées à Vanuatu, en Océanie)… Franchement, il n’y a goutte en faire tout un pas.

Une réaction ? Un commentaire ? Une correction ?
bottom of page