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Tous comptes faits, le travail, ça tue ?

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Tous comptes faits, le travail, ça tue ?

C’était il y a très, très, très longtemps. En ce temps-là, il y avait le ciel. Au centre du ciel, il y avait la Terre, qui était ronde et qui bougeait. Sur cette Terre, vivaient des êtres prospères et joyeux, des êtres insouciants, innocents et asexués qui aimaient à gambader nus dans les champs, sans réfléchir, sans se poser de questions, sans se prendre la tête… On les nommait les êtres humains. C’était l’âge d’or. « Les Hommes à cette époque ne travaillaient pas et vivaient en accord parfait avec la faune et la flore, les sacrifices étaient donc inexistants. Les Hommes (…) ne se reproduisaient pas, mais étaient « semés ». Les saisons étaient inexistantes, ils vivaient dans un printemps éternel. La nature était d'ailleurs bienfaitrice (mère nourricière) et leur fournissait tout sans aucun effort. Ils vivaient comme des dieux, le cœur libre de soucis, à l'écart et à l'abri des peines et des misères : la vieillesse misérable sur eux ne pesait pas ; mains, bras et jarret toujours jeunes, ils s'égayaient dans les festins, loin de tous les maux. Mourants, ils semblaient succomber au sommeil. »

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Figure 1. L'Âge d'or, vers 1530, par Lucas Cranach.

La souffrance n’existait pas. La douleur n’existait pas. La maladie n’existait pas. La famine n’existait pas. Ni l’hiver. Ni l’argent. Ni la peur. Ni la tristesse. Ni la vieillesse. Ni la faiblesse. Ni le froid. Tous les animaux n’étaient pas encore condamnés à évoluer et à broyer du noir, ils n’étaient pas destinés à une mort certaine, à finir dans une assiette de plastique ou de papier, sans avoir pu, ne serait-ce qu’une fois dans leur vie, apercevoir la lumière du soleil et le frisson de l’herbe dans le vent. On vivait sans connaître les inégalités. Sans craindre le sexisme. L’extrémisme. La malhonnêteté. Le réchauffement de la planète. La canicule. La pauvreté. La fonte des glaces. L’effondrement de la civilisation. Le viol. Le feu. Le vol. La guerre. Les crimes. La mort. Et, par-dessus tout, le travail n’existait pas. L’âge d’or, c’était donc l’Éden universel, une cocagne permanente, une fête qui n’en finit jamais. Bref, un paradis terrestre.

S’ensuivit l’âge d’argent. L’innocence des humains était perdue. Finie. Coupables de trahison, coupables de méchanceté, coupables de démesure, coupables d’hubris, coupables d’avoir pris conscience. À présent, ils vivaient terrés dans l’angoisse, dans l’inquiétude permanente de souffrir, d’avoir mal, vautrés dans la langueur et dans l’impuissance les plus complètes. C’en était fini de la beauté salvatrice du monde et de la nature. C’en était fini de la richesse, de l’abondance éternelle du sol. La terre, bienfaisante autrefois, avait décidé de se taire. Les humains devraient la labourer, la retourner, l’ausculter, la remplir, la bourrer de chimie toxique s’il le fallait ; les humains devraient travailler.

Tu m’étonnes, que le travail ça fait peur ! Bien sûr que ça fait peur ! Avec une histoire pareille, comment voulez-vous rassurer les gens ?! Hein ? Sans parler des mille deux cents personnes qui, en France seulement, meurent chaque année à cause du travail, soit vingt mille décès depuis quinze ans ! Sans parler du harcèlement, des agressions, de la pression, de la surcharge, d’une demande sans cesse croissante de résultats pour une rémunération qui baisse proportionnellement (ceci était une exagération), de l’ergophobie ambiante… Tu m’étonnes ! Et avec une telle étymologie, comment voulez-vous rassurer les gens sur le travail ?

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Figure 2. Un tripalium.

Eh oui, si on en croit la plupart des sources, si on en croit les experts d’étymologie et autres latinistes, si en on croit le dictionnaire Larousse, le dictionnaire Robert et le Wiktionnaire, le temps, c’est de l’argent et le travail, de la torture. Le nom « travail » viendrait du verbe « travailler », de l’ancien français « travailler » (« torturer », voilà qui lésine les foules et les hordes), lui-même du latin populaire « tripāliāre » ou « trepaliare » (visiblement, ils n’arrivent pas à se mettre d’accord), qui se traduit par « torturer avec un tripalium ». Le tripalium, je ne sais pas si vous savez à quoi cela ressemble, mais c’est une sorte d’instrument à trois pales (comme sa morphologie l’indique, par ailleurs) sur lequel les gentils Romains aimaient bien clouer des esclaves un peu trop… libres. Le mot latin « tripalium » ou « trepalium » (là non plus, obtenir un consensus est plutôt compliqué) est lui-même issu de « tripalis », formé de « tres » (« trois ») — anciennement « treis », du proto-indo-européen commun « *tréyes » — et « pālīs » (« pieu ») — datif ou ablatif pluriel de « pālā », du proto-indo-européen commun « *pak-slo- », lui-même dérivé de la racine « *peh₂ǵ- » (« attacher »). Oui, disons-le, et cela se fait ressentir dans le vocabulaire que nous employons quotidiennement, le travail est une véritable torture, un inflétrissable supplice, un fléau, une épidémie, une hécatombe qui dure depuis bien trop longtemps, un virus, qui — à l’instar de la peste au Moyen Âge — risque de décimer la population et de faire de la Terre une planète morte et inhabitée de nouveau. Tiens ! Fonctionnaire a (de loin) la même origine que défunt. Le terme latin « merces », qui signifie « salaire », a donné « merci ». Enfin, en espagnol, « jubilación » signifie « retraite ».

Face à tant de preuves, c’est indéniable : le travail est, a toujours été et sera toujours un synonyme de torture (bien qu’ici, l’emploi du mot synonyme dans son sens strict est parfaitement abusif, mais passons). Mais oui, mais oui… si seulement c’était vrai. Parce que, je l’affirme avec une certitude et un courage innommables, le travail ne vient pas de « tripalium », ce n’est qu’une grosse erreur pourtant discrète et si providente qu’elle s’est peu à peu métastasée dans nos cerveaux impuissants, qu’elle s’est immiscée dans les pages des dictionnaires et sur celles d’Internet, allant même jusqu’à gangréner les experts, qui, conséquemment, ne sont plus des experts. Mesdames et Messieurs, aujourd’hui, devant vos yeux ébahis et avides, je vais me faire un plaisir de démolir cette idée reçue si répandue, avant qu’elle ne commette d’autres méfaits…

Et pourtant, face à cette étymologie embaumant la légende, plusieurs avaient déjà alerté les crédules. Parmi eux, le célèbre Émile Littré, dans son Dictionnaire de la langue française, mais également Michel Bréal, souvent nommé le « fondateur de la sémantique moderne », l’éminent philologue et lexicographe suisse Walther von Wartburg, ou encore le Trésor de la langue française, aussi consultable sur la Toile. Même André Eskénazi, un des linguistes les plus connus et reconnus de France, consacra soixante-dix-huit pages de son ouvrage Romania (paru en 2008) à détruire ce mythe. Aucun de ces cinq, visiblement, n’a réussi a faire changer les mentalités. La preuve est bien que la plupart des sites que j’ai pu consulter véhiculent inconsciemment cette étymologie populaire.

Procédons par ordre. Tout d’abord, il nous faut désintégrer le « tripalium » et le prétendu « *tripaliare » qui en découle. André Eskénazi le fait très bien : « L'étymon « tripalium » est une chimère ; le prétendu dérivé « tripaliare » n'a donc pas plus de consistance. » Et à vrai dire, il n’a jamais été rencontré. Selon Jean-Luce Morlie et si on en suit les travaux de reconstitution de Gildas Tromeur, la transformation d’un I en un E est envisageable et justifierait par exemple « treballar » en catalan mais pas « trabajar » en espagnol ni « travailler » en français. Le principal problème du mot travail est surtout son grand, très grand âge, puisqu’on date son apparition au VIIème siècle, ce qui fait de lui un des mots les plus vieux de la langue française, rendant quasiment impossible toute recherche d’ordre étymologique.

« Trabajar », parlons-en ! Dans un document intitulé « « Trabajo-trabajar(se) » : étude lexico-syntaxique », paru en 1984, Marie-France Delport, de l’Université de Rouen, constate l’évolution de ces mots, qui avant de désigner le travail, désignaient une « tension qui se dirige vers un but et qui rencontre une résistance ». Elle évoque alors le préfixe « trans- » (« à travers »), parfois réduit à « tra- » (comme dans le verbe traverser) et surtout l’existence du terme « traba », qui aurait naguère signifié un obstacle mis entre les jambes empêchant de progresser dans la marche. « Trabajo » aurait alors rapidement éliminé « labor » avant de devenir « travail » en français et d’éliminer « labeur » (qui existe toujours, mais en quantité bien plus faible, en témoignent notamment les études de fréquence).

Une deuxième hypothèse fédère beaucoup plus de linguistes (presque tous ceux que j’ai cité précédemment) : celle de l’étymon latin « trabs » ou « trabes » — du proto-indo-européen commun « *treb- » (« poutre maîtresse ») — qui signifie « poutre » et qui aura engendré le verbe « entraver », synonyme de « freiner ». La piste de « trabicula » (« petite corvée ») aura également été envisagée.Aussi, le français « travail » aurait la même origine que l’anglais « travel », peut-être en raison de la fatigue causée par les longs voyages…

Enfin, une autre proposition bien plus récente est émise par Jean-Luce Morlie est celle d’une proximité avec toutes les langues indo-européennes. Je vous explique… Il se trouve que l’on retrouve plusieurs lettres qui sont communes à toutes les traductions de travail dans les autres langues indo-européennes. Par exemple : en latin, on dit « LaBor », en allemand, « aRBeiT », en russe, « работа » (« RaBoTa »), en letton « DaRBs » (un T peut facilement se changer en D, c’est ce que l’on nomme un processus de voisement), en espagnol, « TRaBajo », en italien, « laVoRo » (un B peut facilement se changer en V, c’est ce que l’on nomme un processus de labiodentalisation-frication et il se produit également en français : « TRaVail »)… Vous l’aurez compris, ils s’agissent du B (ou du V) et du R, ainsi que du T (ou D) dans la plupart des cas. L’étymologie de ce mot serait donc à chercher du côté d’un étymon commun à toutes les langues indo-européennes. Cette hypothèse n’est pas totalement idiote : on assiste souvent à des permutations de lettres (métathèse), ce n’est pas un problème, et tout semble parfaitement converger. Cependant, cet échantillon de langues demeure assez bas par rapport à toutes les langues, à tous les dialectes, à tous les idiomes et les patois que l’on parle en Europe. Et puis, il reste une dernière question qu’il nous faut à tout prix éclaircir : s’il y en a bien un, quel est donc ce mystérieux étymon commun ? Là aussi, Jean-Luce Morlie a une réponse précieuse à nous proposer : la racine proto-indo-européenne « orbh- » — qui a aussi donné « work » en anglais. Elle serait également à l’origine du mot orphelin, qui désignait jadis un enfant-esclave. Néanmoins, il reste un petit problème dans cette étude — ne serions-nous pas allés un peu trop vite ? Car en latin, le suffixe « -or » est très fréquent (« dolor » (« douleur »), « soror » (« sœur »), « color » (« couleur »), et cætera…), donc s’il fallait trouver des lettres en commun, il aura d’abord fallu que l’on écarte ce suffixe… Et, seul, « lab » aurait perdu tous ses atouts.

Bref, c’est à vous de choisir entre ces différentes hypothèses, mais c’est aussi à vous de sensibiliser votre entourage à cette fausse étymologie obscure, afin de mettre fin à cette hantise permanente du travail, prenant pour responsable, par la suite, le travail lui-même, comme si les souffrances et les suicides qu’il procurait étaient son principe le plus fort, comme si les souffrances et les suicides qu’il procurait étaient une de ses caractéristiques intrinsèques, et non le fruit d’un système, d’une organisation vide d’âme qui demande toujours plus de résultats…

En fin de compte, d’où vient cette légende autour du tripalium ? Est-ce la création machiavélique des syndicalistes ? Est-elle née de la perfidie sans faille de la diabolique Arlette Laguiller ? Ou de sa successeure, Nathalie Arthaud ? Les Illuminatis et autres reptiliens n’auraient-ils pas quelque chose à voir dans cette inextricable affaire ? La Terre est-elle vraiment ronde ? Zuckerberg un véritable et authentique être humain ? Qui contrôle le monde ?? On ne le saura jamais. La piste évoquée par Jean-Luce Morlie est celle d’une « étymologie-écran », d’une étymologie créée sans raison réelle, pour éviter de se prendre la tête. La mise en spectacle burlesque du tripalium serait donc une simple mise en spectacle burlesque, rien d’autre. Une espèce de faut-faire-avecquisme…

Espérons au moins que demain sera un jour meilleur, que plus personne ne mourra au travail, que bosser deviendra pour tout le monde une source de plaisir et de fertilité, de créativité abondante et que l’angoisse, que la peur, que la souffrance, que la douleur, que les suicides causés par le travail seront un jour réduits au nombre divin de zéro. Et espérons que bientôt, l’âge d’or reviendra, et qu’alors nous vivrons sans connaître les inégalités. Sans craindre le sexisme. L’extrémisme. La malhonnêteté. Le réchauffement de la planète. La canicule. La pauvreté. La fonte des glaces. L’effondrement de la civilisation. Le viol. Le feu. Le vol. La guerre. Les crimes. Que le monde sera de nouveau un havre de paix, un Éden permanent, un paradis sur Terre…

Sources et références

Franck Lebas, 24 mars 2016, « L’arnaque de l’étymologie du mot « travail » » sur Médiapart : https://blogs.mediapart.fr/flebas/blog/240316/l-arnaque-de-l-etymologie-du-mot-travail


Jean-Luce Morlie, 28 septembre 2011, « Tripalium : une étymologie écran » sur Médiapart : https://blogs.mediapart.fr/jean-luce-morlie/blog/280911/tripalium-une-etymologie-ecran-archive


Émile Littré, 1863, Dictionnaire de la langue française, à l’entrée « Travail » : https://www.littre.org/definition/travail

Trésor de la langue française, à l'entrée « travailler » : http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=3843699150;


Dictionnaire Larousse, à l’entrée « Travailler » : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/travailler/79287?q=travailler#78329


Wikipédia, à l’article « Âge d’or » : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%82ge_d%27or


Nolwenn Weiler, 30 mars 2017, « En France, le travail tue mille deux cents personnes chaque années » sur Bastamag : https://www.bastamag.net/En-France-le-travail-tue-2000-personnes-chaque-annee


Wikipédia, à l’article « Mythe des races » : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Mythe_des_races


André Eskénazi, 2008, Romania : https://www.persee.fr/docAsPDF/roma_0035-8029_2008_num_126_503_1436.pdf


Lien vers les travaux de Marie-France Delport : https://www.persee.fr/docAsPDF/cehm_0396-9045_1984_num_9_1_943.pdf


Gildas Tromeur, Le grand Livre des curiosités de la langue française (2018, éditions L’Opportun) : https://www.lapeinturedesmots.com/copie-de-metadonnees-des-exercices-


… Et le Wiktionnaire pour toutes les étymologies latines.

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