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Étymologies en vrac 19

La construction de la nuit, ou la légende qui nuit depuis la nuit des temps...

Nuit

« Avant la nuit, allume ton flambeau », dit un proverbe arabe. Oui, avant l’heure vespérale, avant le lumineux coucher de notre incandescent soleil, enflamme quelques bûches et écoute-moi, griot ou conteur, écoute la narration jaculatoire des mystères et des légendes subliminales desquels se nimbe inconsciemment la nuit. Écoute ma complainte face aux mille et unes étymologies présumées de celle qui emplit la moitié de notre vie. Mais pourquoi donc ? vous affolerez-vous en me voyant m’entailler la paume afin de procéder à un rituel expiatoire (ou masochiste pour tous les amateurs de tétanos). Mais pourquoi ? Et c’est une excellente question à laquelle je me ferais un plaisir de vous répondre si j’avais à portée de main un bout d’ouate de cellulose pour étancher mon hémorragie incessante.

En fait (et merci à la dame au troisième rang pour m’avoir généreusement offert un mouchoir en papier), de très nombreuses rumeurs fleurissent et se propagent telles des gangrènes sur le web sur l’origine du mot nuit, et cela depuis déjà un bon paquet d’années... Tout a commencé par une simple réflexion, vous savez, ce genre de pensées parasitaires qui nous viennent à l’esprit quand on a fini le travail et les corvées. Et cette réflexion, en l’occurrence, concerne la proximité graphique entre les mots nuit et huit : quoi de plus banal ? Ces mots sont certes très ressemblants, mais que sont-ils à l’instar des couples oseille et oreille, coursive et cursive, ou encore livre et libre ? De simples exemples. Non, ce qui est le plus fort dans toute cette affaire, c’est que cela fonctionne dans une grande partie des langues d'Europe : l’anglais (« eight » et « night »), l’allemand (« acht » et « nacht »), l’espagnol (« ocho » et « noche »), le portugais (« oito » et « noite »), l’italien (« otto » et « notte »), l'occitan (« uèch » et « nuèch »), le wallon (« ût » et « nut ») et la quasi-totalité des dialectes dérivés du latin… Dans toutes ces langues, le mot nuit se forme en ajoutant un N au début du mot huit. « Mais cela ne fonctionne pas en français, enfin pas totalement du moins ! » vous exclameriez-vous alors. En l'occurrence, dans le mot huit, le H n'a aucune valeur étymologique, il a été ajouté assez récemment (à l'échelle de la langue, du moins), pour des raisons que je vous expliquerai sûrement un jour.

Et là, vous vous mettriez certainement à douter dans l'intégrité et l'intelligence humaine. Car relier huit et nuit, 為什麼, comme on dit en Amérique du Sud (ou pourquoi pour les Francophones) ? Quel lien si fort associe ces deux mots au point que l'on ait créé l'un pour l'autre ? Se mélangent alors des myriades de théories, des ribambelles d'hypothèses aussi farfelues que complexes, et cela dans un superbe bric-à-brac linguistico-complotiste.

Un des plus étranges est celle du billard qui pose plusieurs problèmes. Elle statue que le terme nuit aurait été choisi ainsi car, au billard, la balle n°8 est de couleur noire, ce qui apporte plus de questions que de réponses : par exemple, je doute bien que le mot nuit soit apparu après l'invention de ce jeu (c'est-à-dire après le XVème siècle) ; ensuite, la nuit n'est pas nécessairement noire mais plutôt bleu marine ; et enfin, cela ne nous explique pas pourquoi c'est cette lettre N que l'on appose au début plutôt qu'un V, un T ou C… L'hypothèse des huit heures est également, et sans vouloir offenser qui qui ce soit, totalement infondée : elle voudrait que l'on eût créé nuit à partir de huit car il faut dormir en moyenne deux mille huit cent-quatre-vingts secondes par nuit, soient huit heures au total. Et là encore, il y a parachronisme : car cette pression du dormir tant, du dormir tel nombre de minutes, elle ne date pas du Moyen Âge, où les moyens de communiquer étaient déjà assez compliqués pour transmettre les messages entre royaumes. Et là encore, on ne sait pas ce que le N initial fout dans cette épineuse affaire. On retrouve aussi les huit phases de la Lune, ce qui est bien beau, mais ne nous avance décidément pas sur la présence imposante et pénible de cet orgueilleux N.

Non, on veut des arguments en béton, des arguments qui fonctionnent ! Ne cachez votre enthousiasme, car je vais, devant vos yeux ébahis et scintillants, vous révéler certaines conjectures fort pertinentes, bien qu'un peu tirées par les cheveux quand même (mais vous vous coucherez moins bête). Parmi eux, la très célèbre hypothèse de l'infini, où le huit ne serait pas un huit mais la lemniscate (oui, c'est comme cela que l'on nomme ce genre de figures) de l'infini ; alors que le N signifie, en mathématiques en tout cas, l'ensemble des nombres entiers naturels (ce qui est donc infini) ; la nuit serait ainsi l'union de l'infini. Je vous avoue bien volontiers que cette proposition ne m'attire pas extrêmement, que ce soit dans sa forme ou dans son fond : elle est, convenez-en, ambiguë à souhait… Néanmoins j'ai une petite remarque à faire : le huit couché et la quatorzième lettre de l'alphabet pour désigner l'infini sont des symboles qui datent du XVIIème et du XIXème siècle, donc de plusieurs centaines d'années après le mot nuit… Donc l'argument en béton, on n'y est pas encore, mais on y sera bientôt, n'ayez crainte. Une cinquième conjecture voudrait que l'on découpe la semaine en huit parts (on a le huit, déjà) : le jour du lundi, le jour du mardi, le jour du mercredi, le jour du jeudi, le jour du vendredi, le jour du samedi, le jour du dimanche et la nuit, considérant ainsi la nuit comme huitième « jour », mais cette hypothèse omet la présence du N.

Mes amis, lecteurs, visiteurs qui écoutez l'extraordinaire histoire que je vous conte depuis quelques minutes déjà, je sens que nous nous approchons de plus en plus de l'hypothèse ultime, celle qui va définitivement renverser l'échiquier, celle qui m'est la plus séduisante à bien des égards, mais qui ne fonctionne malheureusement que pour le français. Elle est formulée par l'écrivain Jean-Pierre Brisset dans les années 1900 (comme quoi cette interrogation ne date vraiment pas de la dernière pluie), qui nous propose de tout reprendre depuis le début. Imaginons que le huit n'était pas un huit, imaginons qu'il n'avait même aucun rapport avec l'infini. Imaginez que ce soit du mot hui dont on parle, oui, ce hui que l'on retrouve dans l'expression aujourd'hui, oui, ce hui qui signifiait autrefois « jour ». Imaginez ensuite que le N n'était pas considéré comme une lettre esseulée mais comme la contraction d'une particule, ne ou non par exemple. Et là, tout s'éclaire : le N de non et l'ancien mot hui, soit le non-jour, donc la nuit… Tout s'embraye à merveille (ou presque parce que comme je vous l'ai expliqué plus tôt, cela n'est valable que dans notre langue).

Mais en fin de compte, qui nous dit que ce n'est pas juste une coïncidence comme les autres ? Rien. Après tout, il existe de très nombreuses langues dans lesquelles ce phénomène de fonctionne qu'à moitié, car il fonctionna autrefois mais évolua au cours des années : ce qui prouve par la même qu'il n'est pas volontaire. Et après tout, on remarque un point commun non négligeable entre tous ces idiomes : ils sont tous indoeuropéens, et donc issus d'une même langue-racine : le proto-indo-européen commun. Dans ce cas, le mot nuit ne serait qu'une dégénérescence excessive du terme latin « nox », lui-même issu de l'étymon « *nókʷts », responsable de tout ce brouhaha. Rien d'impressionnant donc, ce qui est dommage par certains égards, mais permet au moins de trancher clairement en faveur d'une hypothèse concrète et tangible, qui ne laisse nullement le bénéfice de la recherche poussée. Rendons-nous alors à une triste réalité : tous les mots n'ont pas une histoire à nous raconter…

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