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Mot 62 : hikikomori, « un malaise vis-à-vis de l’époque actuelle »

Il était une fois, un adolescent de quinze ans, « sociable et extraverti ». Sa vie était celle d’un adolescent normal, banal, presque trop : il allait au lycée, y travaillait, mangeait, dormait, lisait. Rien n’aurait pu troubler la mer salée de son existence passive et tranquille, rien ne semblait pouvoir perturber le fragile équilibre d’une fin d’enfance néanmoins tumultueuse et mouvementée. Mais le déménagement arriva. Un nouveau lycée, de nouvelles coutumes à adopter coûte-que-coûte, un nouvel environnement à assimiler, le devoir de tout encaisser sans protester, de subir, de traverser insensiblement, sans broncher une seule fois.

Il avait seize ans quand il bascula dans un enfer permanent qui le poussa à définitivement se reclure entre les livres et les cartes. Il avait seize ans quand il commença à se faire harceler, quand il commença à recevoir des insultes et des menaces de la part de ses camarades, quand il commença à oublier l’allégresse qui le remplissait autrefois ; il n’était même pas majeur. Aujourd’hui, quatre ans sont passés. Quatre ans qu’il ne sort plus, qu’il n’entretient plus aucun contact avec le monde extérieur. Depuis ses seize ans, Alexandre vit dans sa chambre et n’en bouge plus.

Elle s’appelait Alice, et elle avait quinze ans. Biologiquement, c’était une fille. Administrativement, c’était une fille. Au regard de cette société binaire, cette société du plus commun, elle était une fille. Mais sous sa peau, dans son corps, dans son cœur, elle était un garçon. À force de se sentir « en décalage avec les autres », de ne pas comprendre cette société « ouvertement hostile envers ceux ne rentrent pas dans le moule », à force de luttes inutiles pour sa reconnaissance, il décida, lui aussi, de s’isoler, de se cacher, de ne plus endurer les remarques transphobes, de se réconcilier avec son corps, « ce fardeau incommensurable qui [le] répugne autant qu’il [le] torture », de brûler son angoisse, d’oublier ce sentiment « horriblement lancinant » que de se sentir comme « un extraterrestre perdu dans un monde auquel [il] est désespérément étranger ».

Il s’appelait Ael, et il avait dix-neuf ans. Diagnostiqué schizophrène, rejeté par les autres, vomi par un monde de discriminations et de peur, il décida de s’enfermer dans une cabane au fond du jardin, et de ne plus jamais remettre les pieds dehors. De prendre le temps de réfléchir et de recouvrer ses esprits.

Ils s’appelaient Hiroshi, Jean ou Marty, avaient à peine quinze, vingt, ou vingt-cinq ans. Ils sont plus de cinq cent mille en France, plusieurs dizaines de millions sur la planète Terre, et pourtant ils sont invisibles, inconnus, cloîtrés, retranchés de la réalité, fermés et lassés…

Le terme hikikomori (引き籠もり en japonais) est apparu dans les années quatre-vingt-dix au Japon. Il est dérivé du verbe « 引きこもる » (« hikikomoru », qui signifie « se cloîtrer, s’enfermer chez soi »), lui-même composé de « 引き » (« hiki », « se désister ») et « 子守 » (« komoro », « enfermer »). Le japonais étant une langue spontanée, on ne peut pas réellement remonter plus loin. Et même si le mot est apparu récemment, ce phénomène ne date pas de la dernière pluie. Et même si le mot est apparu au Japon, il ne touche pas que ce pays (bien qu’il viendrait de là, au départ, et se serait propagé ensuite, à partir du début de l’année dernière, comme une « épidémie » selon de nombreux pédopsychiatres).

Alors, allons droit au but : un hikikomori est une personne, généralement un homme de quinze à trente ans, qui décide de fuir le monde extérieur, cette dure société tangente et inattingible à l’intangible intelligence, en se calfeutrant dans une pièce pendant des mois et des années, en se réfugiant sur une île ou dans un monde plus accueillant. Selon la législation en vigueur en France, ce retranchement doit s’étaler sur une plage de plus de six mois pour nommer cela un hikikomori. Si tel n’est pas le cas, il y a quand même une myriade de termes utilisables dans ce sens : ermite, anachorète, solitaire, et compagnie.

Bien que ce phénomène ne soit pas considéré comme pathologique, à l’égard de la psychologie, en tout cas, on remarque que de nombreuses causes sont récurrentes. Par exemple, les hikikomoris sont très souvent des adolescents qui étudient au lycée : c’est à cet âge-là que se forment les groupes d’amis, que l’on commence à entrevoir la vie d’adulte, que se renforcent les relations amoureuses, pouvant entraîner ce que l’on nomme l’ijme (苛め pour les locuteurs japonais), c’est-à-dire un rejet de la part de certains groupuscules vis-à-vis d’une personne, voire les brimades et les expériences qu’ils peuvent lui faire subir. Dans ce cas, il y a un traumatisme qui peut s’ancrer dans le crâne et refuser de s’en décrocher, causant par la même un sentiment d’inutilité ou une auto-sous-estimation.

Toujours dans le même registre, certains peuvent recevoir des moqueries, voire des menaces en raison de leur physique, de leurs goûts, de leur orientation sexuelle, et de nombreux autres critères qu’il faut respecter à la lettre si on veut pouvoir goûter un jour aux mille et un plaisirs de la vie. On pourrait également citer la pression familiale ou scolaire (d’ailleurs, le système éducatif japonais est un des plus stricts et sélectifs sur Terre, une des raisons pour lesquels ce « fléau » a connu son cas-zéro et son essor dans ce pays). On retrouve aussi le mazakon (マザコン) ou mother complex en anglais, dont le sens est quasiment transparent : l’enfant a une relation trop fusionnelle avec un de ses parents (Papa ou Maman poule), occasionnant un retard du sevrage et donc des difficultés pour affronter le monde. D’ailleurs, pendant que l’on est sur le vocabulaire, voici une jolie variante d’hikikomori : sotokomori, qui désigne une personne qui s’isole en voyageant, en sentant le vent rafraîchir sa tête, en découvrant des contrées et des ethnies exotiques, en s’émerveillant plutôt qu’en se résiliant à souffrir et à supporter les coups portés.

Ce mot a fait surface dans la culture populaire (je ne m’attarderai pas sur tous les longs-métrages, bouquins et documentaires qui en firent allusion) dans le début des années deux mille dix. C’est en effet à ce moment-là que se sont déclarés des cas d’hikikomoris dans des zones occidentales (États-Unis, Corse, Italie, France, Espagne…) et proche-orientales (Oman…), zones qui furent immédiatement placées en quarantaine après qu’un périmètre de sécurité eut été décrété, contraignant, dans un abominable cercle vicieux, les gens à se barricader. (Vous avais-je déjà informé qu’il ne fallait jamais croire les phrases longues de plus de cinq lignes ?)

Et depuis, fusent les articles comme les particules élémentaires d’un élément à déterrer plutôt que taire. Et depuis, fusent les chroniques chroniques et les émissions émises sur télé et radiodiffusions, fusent, çà et là, dans un boucan torrentiel, les témoignages essentiels de reclus et d’érudits. « Un hikikomori, c’est quelqu’un qui n’a plus envie, qui ne veut plus rien. […] Il est dans une sorte de résistance passive » (Docteur Guedj). « Il peut être considéré comme une nouvelle façon d’expression du malaise, de la détresse de l’individu. » (Cristina Figueiredo). « Ils nous racontaient qu’un jour, ils avaient voulu sortir et qu’ils n’y étaient pas arrivés. Comme une impossibilité physique. » (Maïa Fansten). « En se retirant, ils expriment un malaise vis-à-vis de l’époque actuelle. »


 

Frida Kahlo, condamnée à devenir une hikikomori pendant plusieurs mois à cause d’un déferlement de désastreuses mésaventures (Autoportrait au collier d’épines et au colibri, 1940).
Frida Kahlo, condamnée à devenir une hikikomori pendant plusieurs mois à cause d’un déferlement de désastreuses mésaventures (Autoportrait au collier d’épines et au colibri, 1940).

P. S. : On avait bien dit trois mots par semaine ? Alors, rendez-vous ici mardi prochain pour un soixante-troisième numéro !

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