Mot 46 : pâro, « quoi que vous fassiez, c'est toujours mal »
- La Peinture des Mots
- 28 déc. 2018
- 4 min de lecture
Il était une fois, un étudiant américain qui aimait la poésie, et qui voulait en écrire pour partager son art et ses émotions avec le monde entier. Il s’appelait John Koenig. Un soir, il s’assit devant son bureau, saisit sa plume et commença à rêver. Il avait envie de voler, il voulait sortir de la pièce, du monde étouffant où il vivait depuis des années. Il voulait s’évader, se vautrer, ne plus penser à rien, regarder la pluie tomber et couler sur la vitre de la fenêtre. Il voulait prendre conscience en gardant les yeux fermés, et il plongea, comme à l’accoutumée, dans une profonde mélancolie remplie de livre et de paradoxes. Un soudain bruit le tira de ses pensées nuageuses et John retourna dans son bureau, la plume dans la main, le papier devant les yeux. Il resta planté comme un pieu, assis sur cette chaise, pendant des heures. Et la feuille blanche ne s’obscurcissait pas. Ce n’était pas l’inspiration qui lui manquait, non, au contraire. Ce n’était pas le temps, ni les moyens. C’étaient les mots dont il avait besoin. Des mots pour décrire toutes les sensations qu’il souhaitait aplanir et immortaliser. Et ces mots lui échappaient sans qu’il n'eût le temps de les rattraper. Il prit le papier dans ses mains, le déchiqueta, le roula en boule et le jeta tout droit dans la corbeille de papier qui était à ses pieds. Sa décision était prise. Il allait inventer des mots. Et ensuite, il pourra écrire à son aise. Nous étions alors en 2006, et cette soirée-là fut décisive dans la vie de ce lycéen qui se rêvait poète. Trois ans après ce fameux moment, John Koenig décida d’ouvrir un blog sur Internet qu’il appellerait « The Dictionary of Obscure sorrows », « Le Dictionnaire des douleurs obscures ». Il ne tarda pas à se mettre à créer, s’inspirant de la langue allemande, langue représentant la richesse verbale par excellence : « C’est peut-être une idée fausse, un cliché : je ne parle pas allemand, mais lire les introductions des traducteurs de Kant, Hegel ou Goethe m’a convaincu que leur langue fait beaucoup mieux que l’anglais pour capturer [ces émotions, ces mots] ».
Depuis neuf ans, John Koenig publie régulièrement, en texte et en vidéo, de nouvelles idées de mots plus charmants les uns que les autres, d'abord, dans l'ombre, puis sous les projecteurs. Le tout dans un style merveilleux à couper le souffle et arracher des larmichettes. (Je vous mets le lien à la fin du billet pour tous les voir). Quelques-uns, pour le plaisir cérébral. L’ambedo, par exemple, est décrit par John Koenig comme « une sorte de transe mélancolique dans laquelle vous êtes complètement absorbé par des détails sensoriels vifs - gouttes de pluie descendant par la fenêtre, de grands arbres penchés au vent, des nuages de crème tourbillonnant dans votre café - qui vous font prendre conscience de la fragilité hantante de la vie. » Le terme sonder décrit « la réalisation que chaque passant aléatoire possède une vie aussi complexe que la vôtre - peuplée de ses propres ambitions, amis, routines, soucis et folie - une histoire épique qui se poursuit autour de vous comme une fourmilière de passage vers des milliers d'autres vies que vous ne connaîtrez jamais. » Le monachopsis est « le sentiment subtil mais persistant de ne pas être à sa place, aussi inadapté à son environnement qu'un phoque sur une plage, maladroit, facilement distrait. » Le chrysalisme, mélodieux à souhait, est un des sentiments les plus courants : « la tranquillité amniotique d'être à l'intérieur pendant un orage, en écoutant des vagues de pluie se répandre contre le toit comme une dispute à l'étage, dont les mots étouffés sont inintelligibles mais [que] vous comprenez parfaitement. » Le lachesisme, une des plus belles trouvailles de cet auteur, est empreint d’une cruauté horrifiante. Il s’agit en effet du « désir d’être frappé par un désastre – de survivre à un accident d’avion, de tout perdre dans un incendie, de plonger dans une cascade – qui créerait une anomalie sur la route harmonieuse de votre vie, la transformerait en quelque chose d’endurci, de flexible, de tranchant, qu’elle ne soit pas juste un chemin préfabriqué recouvrant à peine le fossé entre les deux extrémités de votre vie. » Quant au manque de mots qu'il connaissait, il porte désormais un nom : la libérose. La plus grande réussite de John Koenig est de créer ses mots en piochant dans un vaste réseau de racines cosmopolites et métissées, du japonais (wytai), du grec (apomakrysmenophobie), de l’allemand (vemödalen), du latin (nodus tollens) et cætera.
Le mot du jour sur lequel nous allons nous focaliser est le pâro (je ne sais pas réellement s’il s’agit d’un substantif masculin ou féminin, c’est donc en suspens pour le moment). Son étymologie est certes un peu étrange : pâro viendrait du grec « παρό » (prononcez « paró »), qui signifie « par conséquent » ou « or ». Selon le créateur de ce mot, il s'agit du « sentiment que quoi que vous fassiez, c'est toujours mal - comme s'il y avait une façon évidente d'avancer que tout le monde peut voir sauf vous. » Le pâro est un ensemble de contradictions bien présent dans notre société actuelle. L’impression de tout faire d’une manière erronée (il suffit de lire la presse, qui ne cesse de répéter à tue-tête ce que nous faisons mal), et qu’il existe un chemin, une idéologie, un paradigme que vous ne connaissez pas, car on vous le floute. Il y a toujours débat, et sur chaque sujet : le café cause-t-il le cancer ? Oui, dit la Cour Supérieure de Los Angeles. Non ! riposte le Journal of the National Cancer Institute. La société nous opprime-t-elle ? Ce qu’on nous dit de faire, d’autres viendront soutenir qu’il ne faut pas. Il y a toujours un moyen de causer un sentiment de culpabilité à une âme qui n’a rien demandé. La voie est obstruée, on ne la voit pas. Quoi que nous fissions, c’est de toute façon toujours mal.
Je vous aurais bien détaillé un peu plus l’histoire, la destinée, la critique de ce site (et bien sûr donné d’autres mots), mais le temps qui nous est offert n’est pas infini. Pour que vous puissiez vous renseigner plus tranquillement, à la chaleur d’une couverture, une tasse de chocolat chaud dans la main, à tête reposée, voici l’adresse du Dictionnaire des douleurs obscures (attention, le site est en anglais, et uniquement en anglais...) : http://www.dictionaryofobscuresorrows.com/archive
À bientôt.
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