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Mot 68 : bonace, « un charme secret de l’âme »

Avant de commencer : il est fortement recommandé d'avoir lu le billet d'hier (obduration) pour mieux entrer dans celui-ci...


Il était une fois, la Première Guerre Mondiale. Quatre années de nausée, quatre années brûlées par la cruauté des tranchées vomissant des soldats morts et des mauvaises nouvelles. Plus assez de nourritures, plus assez de liens avec le monde extérieur, trop de noir, de rouge et de pluie, trop de déboires, de rouille et de suie. Plus d'air, plus de matière. La censure, les morts qui s'enchaînent comme des perles sur un fil, la peur, l'angoisse de périmer ou de périr, la crainte, la surcharge, la tristesse, la colère, la solitude, la crise, la guerre, et l'euphémisme, l'euphémisme incessant et malhonnête des dirigeants qui veulent rassurer leur peuple. Et la chute. Et l'endurcissement. Et cette persistance que l'on a parfois à toujours vouloir persévérer dans le mal. Et tout qui va de pire en pire, et cette lumière au bout du tunnel qui refuse de scintiller au vu de tout ce monde lassé et haletant…


En 1918, l'armistice fut signé officiellement entre la France et l'Allemagne. En France, les campagnes comme les villes étaient complètement ravagées, massacrées, dévastées, déchiquetées, désertées. Au premier œil, ces paysages immondes, morbides, lugubres et fuligineux semblèrent morts ; quatre ans avaient eu raison d'une grande partie des terres urbaines et rurales, mais aussi de la patience du monde. Mais en réalité, que nenni ! Il fallait passer à autre chose, corriger les erreurs et retenir ce qu'elles avaient apporté. Naturellement, débutèrent les années folles. Période insatiable d'utopies, d'espoirs et d'espérances naïfs, mais procureurs de bien-être et de confiance. Période de Renaissance moderne, période où naquirent les arts décoratifs, les arts nouveaux et les arts audacieux. Pendant dix ans, tout fut permis.


La femme connut enfin une superbe émancipation, devint « virile », héroïque, gagna en libertés et en autonomie ; quatre années de fabrication de matériel belliqueux avaient forgé ce qu'elle cherchait depuis tant de temps. La médecine progressa vivement, la chirurgie connut un essor extraordinaire. Le pays redémarra de plus belle, pansant au fur et à mesure ses blessures béantes, comblant progressivement ses creux et ses bosses irritées. La guerre avait duré plusieurs années, et elle était inoubliable. Toutefois, il fallait cesser d'y penser, ne serait-ce qu'une seconde, pour tenter de se ressourcer et de se réparer une bonne fois pour toutes. La paix, voilà ce qu'il manquait, et ce que l'Europe avait décidé de trouver. Ce n'était pas encore fini, ce n'était qu'un amer avant-goût, âpre, rêche et rugueux, la crise n'était pas niable, mais on devait profiter de chaque minute de répit…

Dans tous les domaines de l'art, l'après-guerre marqua une véritable scission : la poésie, la danse, la comédie, la cinématographie, la chanson, la peinture, la sculpture… Plus que de se libérer du Romantisme collant, trop nostalgique et trop mélancolique, on cherchait à explorer la joie et le plaisir que l'on peut prendre quand on n'est pas sur le champ de bataille ou dans le no-man's-land. L'humain réapprit alors à vivre, à exister, à ressentir la nature et à s'enivrer des mille et uns effluves de l'Univers. Une libération, un déchaînement, un dynamisme sans faille, une période de joie à tous les niveaux, d'apaisement, mais une période qui ne tint pas (assez) longtemps…


Pour trouver l’étymologie du nom féminin bonace (que l’on peut aussi orthographier avec deux S, mais cette écriture est nettement plus rare), il faut chercher du côté de la langue italienne, où il existe une certaine « bonaccia ». Ce mot vient lui-même du latin « banacia » (à prononcer « banakia »), qui est un mot-valise fort bien bouclé de « bonus » (« bon »), dérivé de « bene » (« bien »), que l’on retrouve sous la forme archaïque « *duenēd », tirée du vieux, vieux, vieux latin « duenus » (j'aurais voulu vous l'écrire avec l'alphabet archaïque, mais les caractères étaient impossibles à coller ici...) et du substantif féminin « malacia » (« molesse »), du grec ancien « μαλακία » (« malakía »), dérivé de « μαλακός » (« malakós », qui signifie « mou »), du proto-indo-européen « *mel » (« moudre »), avec le suffixe nominal « -ία ». Autant vous le dire, nous avons fait le plus difficile.


Le premier sens de ce nom concerne d’abord le monde de la marine. Sur les navires, on a pour coutume de nommer bonace l’état de la mer après le violent passage de l’orage, quand les vagues se sont apaisées, et que l’eau forme de nouveau une étendue plate, plane et pleine, calme, immobile, douce... Et, par extension, la tranquillité de l’océan ou de la mer, que ce soit bénéfique ou problématique. L’inverse de la tempête, grosso modo. De manière métaphorique, une bonace (et non bonnasse, par pitié) peut aussi être synonyme de quiétude, douceur, calme, onctuosité, placidité, et cætera...


Comme nous l’indique le dictionnaire Littré, « ce mot, très usité dans le XVIIe siècle, au figuré, ne l'est plus guère maintenant en ce sens. » On retrouve cependant de nombreux extraits littéraires où il figure. Rimbaud, par exemple, dans son célébrissime Bateau ivre, nous place à la limite entre les deux homophones... « J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses / Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan ! / Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces, / Et les lointains vers les gouffres cataractant ! » (Sans aucune perversité, je dirais quand même que la deuxième lecture possible du poème sautent aux yeux, mais bref, trêve de futilités...) Plus tôt dans le temps, Corneille, qui en fit un usage brillant dans Le Menteur : « Donc, pour sauver ma vie ainsi que son honneur, / Et me mettre avec elle au comble du bonheur, / Je changeai d’un seul mot la tempête en bonace, / Et fis ce que tout autre auroit (sic) fait en ma place. », mais aussi dans Le Cid : « Mon cœur outré d’ennuis n’ose rien espérer. / Un orage si prompt qui trouble une bonace / D’un naufrage certain nous porte la menace : / Je n’en saurais douter, je péris dans le port. »


Si on quitte le domaine de la poésie, on pourrait aussi citer François de La Rochefoucauld (dans Sentences et maximes morales) : « C’est la rémore (sic) qui a la force d’arrêter les plus grands vaisseaux, c’est une bonace plus dangereuse aux plus importantes affaires que les écueils, et que les plus grandes tempêtes ; le repos de la paresse est un charme secret de l’âme qui suspend soudainement les plus ardentes poursuites et les plus opiniâtres résolutions ». Pascal Lainé, en 2005, l’utilisa dans son livre Le Mystère de la Tour Eiffel : « Le monde ne tourne rond que pour les astronomes. Pour le commun des mortels, notre planète va au hasard, lamentable Nef des fous, subissant tour à tour la tempête ou la bonace, et ne trouvant aucun havre sur sa route. » Et également Jean de Rotrou, dans Véritable Saint-Genest : « Ta bonace la plus profonde n'est jamais sans quelque vapeur »...


Que la bonace, de bonne foi, donnât à mains nues et à l’humain tant de désagréments à mander, de déchets à balancer, de Pot-aux-Noirs et de pot aux roses, de pet-en-l’air et de lèse-potence, quel gâchis, quel ramassis rassis de racistes enracinés... Mais la bonace, de bonne face, espace d’angoisse et de menaces, peut se détacher de sa culasse et s’enlacer en face, se lasser de la colère, briller et se calmer, s’axer dans la lignée de la douceur et la beauté... Bonace, congère animée d’inanité, pesante et plaisante, amour de tant ; bonace, tas immobile et volubile, volatile paisible et incessant, trêve dans l’étang, rêve entêtant, à sans cesse moudre le temps...


À bon entendeur, salut.


P. S. : On avait bien dit trois mots par semaine ? Oui, certes, mais cet objectif n’était valable que jusqu’aux vacances de février, souvenez-vous. Nous sommes le vendredi 21 février 2019, et les vacances, c’est demain... Alors, à bientôt, dans quelques jours sûrement, pour un soixante-neuvième épisode, sans contrainte...


(Et si on ne se revoit pas d’ici au 11 mars, bonnes vacances !)


 

La falaise au bord de mer, Jules Dupré (1811-1869)...
La falaise au bord de mer, Jules Dupré (1811-1869)...

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