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Mot 71 : solastalgie, « le pays qui nous quitte »

Comme vous avez pu le constater (vous avez d’ailleurs été nombreux à m’interroger sur le sujet), j’ai été totalement inactif sur le site pendant plus de deux semaines. Ne croyez pas que je n’ai rien écrit pendant tout ce temps : j’ai rédigé près de sept billets, mais aucun ne me satisfaisait. À vrai dire, j’avais énormément de mal à rebondir sur le soixante-dixième épisode à propos de la collapsologie (comme on dit dans le jargon, il m’a foutu le blues !)


J’en profite pour vous remercier mille fois de vos retours, toujours très bienveillants et adorables, et bien entendu de l’avoir partagé, de l’avoir pris au sérieux… Bref, trêve de bavardages ; c’est le retour de La Peinture des mots, alors bonne lecture !


Il était une fois, un bateau ivre. Un vaisseau chavirant infusé des fleuves impassibles ; un navire à la coquille frêle comme celle d’une noix ; une barque sans haleurs marqué des cent mille couleurs. « J'étais insoucieux de tous les équipages, / Porteur de blés flamands ou de cotons anglais. » Au milieu des flots lactescents bondés des astres fantasmatiques, guidé par l’intarissable mascaret brûlant, il vogua, plus léger qu’un bouchon. La torpeur enivrante de l’eau avait été dévorée par les flammes furieuses et tempétueuses de la déferlante ; et le doux friselis paisible avait laissé place aux rages des clapotis orageux. « Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sûres, / L'eau verte pénétra ma coque de sapin ». Dès lors, il se baigna dans la fleur du sel, se noya dans ce verre d’émeraude, s’engouffra dans la folie lyrique des « rousseurs amères de l’amour » où la rouille amène se savoure.


Bleuités, délires, rythmes lents et rutilements de jour, feu igné, des rires, rimes qui décantent sous le ciel crevé d’éclairs et d’écume, « et les ressacs, et les courants ». Et en courant, toujours plus vite, pour se sauver de ces horizons monotones et meurtriers, toujours plus longtemps pour ne pas sombrer dans le plein vide distillé d’hippocampes nautiques et hypnotiques. « J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques, / Illuminant de longs figements violets. (…) J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies, / Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs, / La circulation des sèves inouïes, / Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs ! »


Alors, on sombre dans l’ivresse. On se saoule pour oublier que le bateau est en train de faire naufrage, on se met à omettre que l’on coule en buvant les mille et une mers. Alors, on chute, et on suspend un instant le temps. On pense au passé pour panser ses passages, ses plaies et ses blessures, tout en se cataractant dans les cascatelles cascadeuses et les gouffres insignifiants de brillantes créatures. Le bateau se cogne. Aux flots de nacre, au ciel enflammé, aux soleils rayonnants, aux écailles de glaces ; le trajet avorte. Puis, on regrette ce que l’on n’a pas pu faire. « J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades / Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants. / - Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades / Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants. »


Survint alors l’ouragan. Un courant cyclonal, une tornade maritime inopinée qui précipita instantanément le navire dans l’éther dépourvu d’oiseaux. Éperdue de faiblesse, la carcasse se brisa sous la pression infinie des vagues bouillonnantes de fatales frénésies. « Libre, fumant, monté de brumes violettes, / Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur / Qui porte, confiture exquise aux bons poètes, / Des lichens de soleil et des morves d'azur ; / Qui courais, taché de lunules électriques, / Planche folle, escorté des hippocampes noirs, / Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques / Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ». Et, comme un papillon de mai, au milieu de ce torrent formidable, comme un insecte perdu dans un tas de foin, le bois du navire, gonflé et trempé, se noya, emportant avec lui le Poète en transe.


On sait à présent ce que le jeune Arthur Rimbaud dissimulait derrière ces bons mots. On sait à présent bien que les fleuves impassibles ne sont autres que la représentation de la société humaine, embourbée dans ses conventions et ses préjugés ; cette société qui s’écroule sur le crâne de l’écrivain dans les dernières strophes du poème, à travers ce paysage marin dévorant et dévasté. On sait à présent que le bateau n’est pas ivre d’alcool, ni d’eau, mais épris d’une liberté soudaine qui lui ouvre les portes de la fin. Alors, les couleurs et la lumière se réveillent, explosent, et brossent le monde d’un sang neuf mais éphémère. Rimbaud veut fuir ce monde acide, s’émanciper, s’échapper dans l’irréel et faire sonner son cœur pour renverser la violence avec des fleurs impavides. Mais en fin de compte, c’est l’impuissance qui vaincra.


Le nom féminin qu’est solastalgie nous parvient de l’anglais « solastalgia », lui-même formé du terme « solace » (« consolation »), du latin « solacium » (« soulagement, consolation »), variante de « solatium », dérivé de « solor » (« secourir, aider »), dérivé de « sollus » (« entier »), dérivé de « salvus » (« sain et sauf »), « solidus » (« ferme, solide ») ou « solus » (« seul, unique »), du proto-indo-européen commun « *soluo » (« entier »). On reconnaît également le suffixe « -algie », de nostalgie, névralgie, cardialgie, et cætera…, qui provient du grec ancien « ἄλγος » (« álgos », qui désigne la douleur ou la souffrance), dérivé d’« ἀλγεινός » (« algeinós »), variante d’« ἀλεγεινός » (« alegeinós »), dérivé d’« ἀλέγω » (« alégô », qui se traduit par « se soucier de… »), formé du préfixe « ἀ- » (« a- ») et du verbe « λέγω » (« légô », « prendre, cueillir »), du préfixe proto-indo-européen commun « *leǵ- ».


Autant le dire, la situation écologique de ces derniers temps (effondrement de la biodiversité, effondrement des forêts primaires, effondrement de la civilisation puis de l’espèce humaines (voir le billet précédent), et cætera…), a mis la solastalgie sur le devant de la scène. Des articles lui sont dédiés dans La Croix, Ouest-France, Le Temps, Wikipédia (même s’il ne s’agit pas d’un site d’actualités), elle a même été l’objet de nombreuses conférences, notamment TEDx, la décrivant successivement comme étant « le nouveau mal du siècle », « une nouvelle ère », « un futur universel », « une peur de l’effondrement qui rend malade », « un malaise nouveau »… qui ostensiblement n’a rien de nouveau.


Étymologiquement parlant donc, la solastalgie est le mal de la consolation… Ce qui est, j’en conviens, un peu vague. Je vais vous expliquer. En 2003, le philosophe et psychologue Glenn Albretch se lance à corps perdu dans un travail sur la topophilie, c’est-à-dire l’amour du lieu où l’on vit. Ce qui, au premier abord, pourrait paraître facile et un peu vain, mais qui est en réalité semblable à un marécage de questions sans réponses. Il commence alors à mener des interrogatoires (le mot est un peu dur), et examine avec attention l’attitude de ses patients, au bord de l’abîme après la destruction de leur environnement. « Leur détresse était palpable », racontera-t-il plus tard. Inconsciemment, ses observations se mettent à lui faire bouillir le cerveau, et sa laborieuse besogne prend de plus en plus d’ampleur. Jusqu’à l’année 2007, où il publie un article qui va ébranler l’échiquier de l’époque : Solastalgia: the distress caused by environmental change (ou, en français : Solastalgie : la détresse causée par les changements environnementaux).


Je cite : « La solastalgie est un nouveau concept développé pour donner plus de sens et de clarté à la détresse induite par l'environnement. (…) L'article se concentrera sur deux contextes où des équipes de recherche ont constaté que la solastalgie était évidente : les expériences de sécheresse persistante dans les zones rurales de la Nouvelle-Galles du Sud et l'impact de l'exploitation à grande échelle du charbon à ciel ouvert sur les individus dans la haute vallée Hunter de la Nouvelle-Galles du Sud. Dans les deux cas, les personnes exposées aux changements environnementaux ont subi des effets négatifs qui sont exacerbés par un sentiment d'impuissance ou un manque de contrôle sur le processus de changement en cours. »


Cependant — et heureusement —, l’Australie n’est pas le seul pays à bénéficier de catastrophes naturelles entraînant désespoir et dépression. En Équateur, le taux de suicide augmente sans cesse chez les populations et les tribus indigènes (huaroani, cofan, quichuas…) en raison de la démolition complète de leur environnement par l’industrie pétrolière et l’agroécologie. Aux États-Unis, ce sont les jeunes qui en pâtissent ; dans les peuplades autochtones canadiennes, on dénombre cent-quarante tentatives de se donner la mort, ce qui peut paraître ridicule au premier coup d’œil, mais ce qui représente en réalité un pourcentage monstre mis à l’échelle de ces populations. Et je ne vous parle même pas des hikikomori (voir mot 62), ces personnes qui, par désespoir, s’isolent de la société, et qui sont actuellement plus de cent millions dans le monde (notamment au Japon, en France, aux États-Unis, en Italie…), ni des indigènes du Mexique que l’on spolie et que l’on extermine progressivement, le sourire au visage et la tronçonneuse à la main, ni des selves américaines qui se vident de plus en plus rapidement, entraînant par la suite la disparition des populations y vivant… La solastalgie, disons-le-nous en face, en devient un véritable fléau.


Une des principales actrices du mouvement autour de la solastalgie en France est Alice Desbiolles, médecin et lanceuse d’alerte, qui s’est emparée de ce sujet depuis bien longtemps. Elle est par exemple à l’origine d’une tribune dans La Croix, mais aussi d’une chaîne sur YouTube, Le Stétho d’Alice, où elle dispense quelques astuces pour libérer les solastalgiques du mal qui les ronge. Sa parole est claire, nette, engagée, conviviale et, selon moi, providentielle… « Si vous avez déjà ressenti de la tristesse en pensant aux animaux marins qui meurent étouffés par les déchets plastiques, si vous vous sentez inquiets face à des étés de plus en plus caniculaires, ou si vous hésitez à faire des enfants à cause de la destruction de la planète, c’est que vous souffrez peut-être de solastalgie. La solastalgie affecte les individus conscients qu’« il n y a pas de planète B », pour reprendre un slogan popularisé lors des marches pour le climat. Cette absence d’alternative peut se traduire par une souffrance morale, qui ressemble à s’y méprendre à la nostalgie ou à la mélancolie qu’un individu ressent en quittant le foyer aimé.


» À mon sens, la solastalgie traduit la perte de l’espoir d’un monde meilleur. Pour autant, la solastalgie n’est pas qu’une nostalgie du passé. C’est également une angoisse existentielle face à la détérioration et à la destruction irréversible de notre environnement immédiat et des êtres vivants qui l’habitent. » Certains mettent sur le même plan la solastalgie et le mal du pays. Et ce n’est pas totalement absurde : ces deux notions comportent énormément de points en commun ; bien qu’il faille tout de même apporter une nuance. Le mal du pays affecte ceux qui quittent leur environnement, parce qu’ils sont contraints de le faire, généralement, tandis que la solastalgie désigne plutôt le mouvement inverse : l’angoisse de voir son environnement — un lieu chargé de sentiments, où on a vécu plusieurs années et où on s’est forgé une histoire, un caractère… — nous quitter et nous filer inexorablement entre les doigts. Ce sont donc deux émotions tout-à-fait distinctes. La langue allemande contient, pour le coup, un substantif qui pourrait supplanter notre solastalgie universelle : le Sehnsucht. Mais selon Glenn Albretch, la solastalgie est beaucoup plus profonde et, plus qu’une souffrance morale, elle peut facilement se transformer en une véritable pathologie : « Il s'agit d'une maladie chronique caractéristique, liée à l'érosion progressive de l'identité créée par le sentiment d'appartenance à un lieu aimé particulier, et à un sentiment de détresse, ou de désolation psychologique, face à sa transformation non voulue. »


Les Argentins, et en particulier le médecin Julio Montalvo, sont visiblement plus optimistes et regorgent d’espoir, j’en veux pour preuve que ce sont eux qui sont à l’origine d’un remède à la solastalgie : l’alegremia (formé à partir de l’adjectif « alegre », qui se traduit fort bien par « allègre », et du suffixe « -emia » (« dans le sang »), comme dans alcoolémie, glycémie…) Littéralement donc, la joie dans le sang, une joie qu’il faut insuffler — que dis-je —, injecter dans l’esprit des solastalgiques pour les conduire vers la guérison. « L'alegremia, comme la vie, n'a pas de limites. Concevoir la santé comme bonheur et non comme normalité, c'est dépasser les relations de dépendance et de soumission pour assumer courageusement la liberté et retrouver le sentiment d'appartenance à la Vie. L’alegremia ne pourra jamais être quantifiée ou contrôlée, car elle exprime la joie qui bout dans nos veines et qui se manifeste par des visages lumineux et des étoiles dans nos yeux. »


À vous de choisir, alors. Solastalgie ou alegremia ?


Accolades formelles.


À très vite.


Edvard Munch, Mélancolie (1894-1896).
Edvard Munch, Mélancolie (1894-1896).

Pour aller plus loin :


(À partir de maintenant, je vous mettrai un tas de ressources à la fin de chacun de mes articles pour ceux qui veulent creuser un peu plus profondément).


D’Alice Desbiolles et sur Alice Desbiolles :

- Une vidéo d’Alice Desbiolles, sur le sujet : https://m.youtube.com/watch?v=QnaWXoib-z0

- La tribune d’Alice Desbiolles, dans La Croix (elle n’est réservée qu’aux abonnés de ce quotidien, communauté dont je ne fais pas partie) : https://www.la-croix.com/Debats/Forum-et-debats/solastalgie-nouveau-mal-siecle-2019-01-30-1200999070


De Glenn Albretch et sur Glenn Albretch :

- Le fameux article de Glenn Albretch, inventeur de la solastalgie (en anglais) : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/18027145

- La conférence TEDx de Glenn Albretch, inventeur de la solastalgie, à ce sujet (en anglais) : https://m.youtube.com/watch?v=-GUGW8rOpLY

- La définition de la solastalgie sur le site officiel de Glenn Albretch (en anglais) : https://glennaalbrecht.com/2018/12/17/solastalgia-the-definition-and-origins/

- Et au passage, armez-vous d’un traducteur décent et allez visiter son superbe site, Psychoterratica (en anglais) : https://glennaalbrecht.com/

- Et si vous en voulez encore plus, sachez qu’il a écrit un livre, Earth emotions (en anglais), un recueil de néologismes pour décrire le déclin de notre monde : http://www.cornellpress.cornell.edu/book/?GCOI=80140104119890&fa=author&person_id=6248


Autres articles auxquels j’ai fait allusion :

- Un article de Wikipédia en anglais (il en existe un en français, mais il fait deux lignes à peine) : https://en.m.wikipedia.org/wiki/Solastalgia

- Un article d’Ouest-France sur la solastalgie (encore une fois, il est payant et, par conséquent, je n’ai même pas pu le lire) : https://www.ouest-france.fr/environnement/climat/la-solastalgie-ce-mal-du-siecle-lie-au-changement-climatique-6264639


Autres ressources sur la solastalgie :

- Un petit article sur les remèdes de la solastalgie : https://www.culture-generale.fr/societe/17969-la-solastalgie


… Et l’Alegremia :

- Un article de Julio Monsalvo sur l’alegremia (en espagnol) : http://www.altaalegremia.com.ar/contenidos/1_Que_es_la_Alegremia_.html

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