top of page

Mot 70 : collapsologie, « tout l’univers se brise »

Dernière mise à jour : 12 mars 2019

Billet dédicacé à D. A.


Il était une fois, un monde au bord du gouffre. Perdu, consumé, pressé jusqu'à la dernière goutte, essoré, pillé et brûlé par les feux de la rampe. Il portait en son sein une espèce animale qui se croyait surpuissante, invincible et invulnérable. Elle avait modelé son environnement à son image, avait démoli, déboisé, coupé, éradiqué, avant de construire, ériger, penser, industrialiser. Au départ, elle ne comptait que quelques individus. Puis, d'un coup, elle enfla, grossit, prit anormalement du volume, créant une immense boursouflure sur le sol épais de sa terre.


Évidemment elle connut des hauts et des bas. Elle fut à l'origine de conflits inutiles et sanglants, de guerres improbables et meurtrières, de litiges ambigus et sans précédent ; commettant par la même l'erreur fatale de ne jamais prendre le temps d'ausculter sa planète. On planta des potagers, puis des champs entiers, des quantités astronomiques de graines furent enterrées, mais les sols, éreintés, finirent par se stériliser. Alors on rendit cultivable ce qui n'était pas cultivable. On sacrifia notre intégrité pour étancher notre soif de conquérir, d'avaler toujours plus quand on a la bouche pleine, de s'empiffrer jusqu'à anéantir à petit feu nos ressources. Alors on inventa des produits miraculeusement toxiques qui auraient dû féconder les herbes desséchées ; mais qui, en réalité, les appauvrirent. On se mit alors en tête de créer in vitro de nouvelles formes de vies. Et on ne se soucia pas une seule fois des conséquences que cela aurait pu avoir.


On asservit tous les autres animaux, les affublant du doux nom de « bêtes ». On les réduisit en esclavage, leur demanda de se prosterner devant nous. Mais on oublia qu'on était, nous aussi, de simples bestioles. On tua des milliers, puis des millions et des milliards de spécimens, on chassa démesurément pour nourrir cette population vampirique, pour leur coudre des couvertures et des vêtements, pour leur fabriquer des savons et des fards à paupières absurdes, ou encore pour satisfaire leur cruel désir sadique de voir un être vivant affaibli agoniser à notre merci, dégoulinant d'hémoglobine, hurlant désespérément au secours.


Puis, chaque produit devint un danger. On saupoudrait sciemment les légumes de pesticides, on inventa la drogue pour noyer les conscients dans une ivresse tranquille et mortelle, on explora trop souvent la radioactivité, sans chercher à la comprendre, mais à la dompter, on bâtit des usines et des centrales qui, parfois, volèrent en un million d'éclats avant de retomber sur les demeures et les têtes fragiles de nos congénères, ce qui rendait l'air irrespirable et cancérigène pendant de longues centaines d'années. Dans le monde, les dirigeants étaient devenus fous. Climatosceptiques, ils s'amusaient à se lancer des missiles nucléaires destructeurs au visage. Terrassés par l'ennui, ils prônèrent la guerre ou la criminalité. S'installa entre les personnes une insécurité croissante, une peur mutuelle handicapante ; on ne voulait plus faire confiance à qui que ce soit et on se mit passionnellement à douter de tout et de rien.


Survint ensuite une crise économique. Tout devint plus cher, plus dispendieux, plus onéreux, réduisant plus d'un milliard d'êtres humains à vivre sans eau potable, sous le soleil de plomb, animés par d'utopiques espoirs cramés. Pendant que les plus pauvres s'appauvrissaient, les plus riches s'enrichissaient, se faisaient de l'argent sur le dos des plus nécessiteux, se bourrant les poches jusqu'à les faire craquer, plaçant leur sale butin dans des « paradis » où se trouvaient les seuls canots de sauvetage pour réchapper à notre triste avenir.


Notre univers, on le voyait bien et on le voit encore, se démolissait progressivement, marchait d'un pas incoercible vers l'apocalypse à laquelle il avait toujours été destiné, vers une autodestruction insensée et dévastatrice. Une longue, longue descente aux ardents enfers dont on ne peut s'extirper. Alors, plutôt que d'affronter la fin du monde, les yeux dans les yeux, dent pour dent, on préféra se vautrer dans un canapé avec des biscuits infestés de poison et y assister comme on assisterait à un spectacle funèbre, se lamentant sur son sort, admirant les piliers de notre civilisation s'effondrer inexorablement dans une rengaine effrénée et effrayante. Bienvenue sur la Terre du XXIème siècle.


La collapsologie est un néologisme créé en 2015 par les écrivains-chercheurs-lanceurs d'alertes Pablo Servigne et Raphaël Stevens pour leur essai Comment tout peut s’effondrer : Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes. Il puise ses origines dans un mot-valise formé de collapsus (qui désigne un ralentissement soudain du fonctionnement du cerveau couplé à une baisse drastique de la tension artérielle) et du suffixe -logie. Ce premier élément est un emprunt au latin « collapsus », participe passé du verbe « collabor » (« tomber en un seul bloc, s'écrouler, s'affaisser »), formel du préfixe cum- (« avec »), du proto-indo-européen commun « *kom » et de « labor » (« glisser, couler, s'enfuir »), du proto-indo-européen commun « *lep » ou « *lap ». Quant au second élément, -logie, il nous parvient évidemment du latin « -logia », lui-même du grec ancien « -λογία » (« -logía »), dérivé de « λόγος » (« lógos », qui désigne une règle, un principe, un compte), déverbal de « λέγω » (« légô », « compter, cueillir, dire »), du proto-indo-européen commun « *leǵ- », coiffé du suffixe « -ία » (« -ía »).


La collapsologie est donc l'étude scientifique (son approche philosophique porte le nom de collapsosophie) de l'effondrement de notre civilisation et de notre système industriel. Car, à vouloir pomper toutes les ressources de la planète tout en mettant en place un engrenage si bizarrement déséquilibré faisant que tout bien, tout soin et tout produit ne peut être obtenu que par de l'argent ; à vouloir sans cesse plus, sans jamais atteindre la satiété ; à vouloir perdurer éternellement dans un système capitaliste d'inégalités, on fonce droit dans le mur et on refuse obstinément de le voir et de l'accepter. Un monde où rien ne s'épuise n'existe pas ; un monde où rien n'est nocif n'existe pas ; atermoyer chaque jour les vraies mesures est ce qui va précipiter l'humanité dans le vide aride et le plus complet. L'horloge de l'apocalypse, une pendule imaginaire inventée par des scientifiques américains dans les années 1940, qui calcule l'écroulement de la civilisation humaine (plus il est tard, plus il devient inévitable et imminent), nous place à 23h58 ; un tel degré n'avait jamais été atteint depuis la Guerre froide. Denis Dupré, auteur La Planète, ses crises et nous (2008) présageait l'effondrement pour 2050. Dix ans après la publication de son ouvrage, son verdict se fait bien plus glaçant : on ne peut plus l'éviter. Selon lui, « la planète Titanic va couler et les riches sont en train de se ruer sur les canots de sauvetage. »


Depuis des décennies que les meilleurs scientifiques du monde nous avertissent que l'anéantissement de la biodiversité, de l'économie, de la finance… par notre faute arrive à grands pas. Depuis des décennies on préfère les ignorer. Depuis des décennies on les traite de cassandres et on les accuse d'exagérer inutilement dans l'espoir sale de voir une espèce entière suspendue à leurs lèvres. Il a fallu attendre des preuves concrètes, les prémices de la fin, pour commencer à s'inquiéter et, par ricochet, à les croire. Faudra-t-il attendre le collapsus planétaire pour commencer à y penser ?


Mais le travail du collapsologue n'est pas seulement d'énumérer ce qui pourrait ne mener à la fin du monde, il est aussi d'imaginer des manières d'y échapper. « Comment on dit à quelqu’un que sa maison est en train de brûler ? Il y a une sorte de sidération, on est tranquille, là, et tout l’univers se brise. (…) L’acceptation, ça ne veut pas dire que j’accepte que la biodiversité disparaisse, que le climat, voilà, c’est foutu, qu’il y a des catastrophes, dans une sorte de « il n’y a plus rien à faire », on finit notre vie au bistrot. (…) Ça veut dire que je suis conscient de ce qu’il se passe, que j’ai traité l’information, qu'il y a des émotions qui sont là, [et que] maintenant je suis prêt à faire face et à agir. Le mot effondrement résonne avec notre imaginaire en film de zombies, Mad Max, on va tous s’entretuer… ; ça peut être ça, ça peut écraser l’avenir, écraser l’horizon du futur. Et c’est l’écueil qu’il faut éviter (…), il faut arriver à trouver les ressources, pour que ces récits qu’on se raconte, rouvrent le champ des possibles et n’écrasent pas l’avenir. Et on peut raconter un effondrement, on peut raconter aussi une renaissance, quand un grand arbre tombe, il y a des jeunes pousses, on peut raconter de différentes manières ces catastrophes, pour qu’elles ouvrent de nouvelles perspectives. » (Pablo Servigne, dans une interview donnée à Brut).


J'aurais aimé conclure ce billet catastrophique en vous disant quoi faire, en vous apprenant quels gestes il faut adopter au quotidien pour tenter de déjouer une apocalypse de plus en plus imminente ; j'aurais aimé vous motiver à consommer moins, à faire plus attention à ce que vous mangez, à revoir chaque habitude de tous les jours et à vous poser des questions ; j'aurais pu vous dire d'admirer la beauté incroyable de la Terre et de prendre conscience que nous sommes en train de la blesser alors qu'elle est un miracle à l'échelle de l'Univers. Mais je ne le ferai pas. Et je ne le ferai pas parce que je ne suis pas la bonne personne. Je mange de la viande, j'utilise du papier qui finit souvent à la poubelle, je vous écris depuis un ordinateur connecté à Internet… Qui suis-je pour rappeler à l'ordre ? Personne. Je ne suis pas légitime. Et c'est bien là le problème, puisque personne ne l'est réellement.


« Je ne veux pas votre espoir, je veux votre peur. » (Greta Thunberg, 2019).


Accolades formelles.


 

Le Portrait du Docteur Gachet avec branche de digitale, Vincent Van Gogh, 1890.
Le Portrait du Docteur Gachet avec branche de digitale, Vincent Van Gogh, 1890.

100 vues
bottom of page