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Mot 43 : acribologie, « méticulosité handicapante »

Il était une fois, une chanteuse connue dans toute l’Europe grâce à ses collaborations avec d’autres paroliers. Elle s’appelait France Gall. Il était une fois, non loin dans l’espace et dans le temps, un majestueux écrivain. Selon certains, il était même le plus grand auteur que la littérature française ait jamais connu. Lui, c’était Honoré de Balzac. Encore un siècle avant, vivait un homme que l’on avait rogné de la vie littéraire à cause de ses positions politiques. C’était le troisième jour de Nivôse et c’était Pierre-François Tissot. Rudyard Kipling était né deux jours avant la nouvelle année et il n’écrivit que deux livres qui lui firent pourtant acquérir une grande célébrité : Le Livre de la jungle et Histoires comme ça. Il était une fois, plus récemment, une femme politique que Sofia Aram, humoriste hors-pair, aimait traiter d’« inepte ». Son nom était Nadine Morano. Si vous ne voyez pas où je veux en venir avec ces cinq portraits étranges et d’une extrême brièveté, brossés sans particulièrement de brio ou de brillance, je vous comprends.

Le seul point commun que possèdent ces diverses personnalités réside dans leur œuvre, dans celle des autres, ou dans leurs tweets. Souvenez-vous de Les Sucettes, cette si célèbre chanson de France Gall, qu’elle chanta consciencieusement sans se rendre compte de la deuxième lecture qu’on pouvait faire de ses paroles. Et on peut dire que Serge Gainsbourg lui aura joué un tour gros comme une maison. Honoré de Balzac, lui aussi de façon involontaire, avait eu le malheur d’écrire « Le diable aime à mettre sa queue dans les affaires des pauvres femmes délaissées », avant de constater le sens parallèle de ces mots… Pierre-Marie Tissot, le brave, le militant, le célèbre, le seul, l’unique, l’adulé, avait lui aussi parlé d’une « vache qui paît en paix » (faites la liaison et vous allez voir ce à quoi je fais allusion). Rudyard Kipling, « l’homme de génie le plus complet », « le génie narratif », celui qui écrivait à son fils des correspondances touchantes à en verser des larmes, rédigea, trente-quatre ans avant son décès, l’histoire du chameau et de sa bosse ; ce qui est tout de même d’une excessive maladresse, puisque le chameau possède deux bosses. Il avait par la suite excusé son erreur en utilisant le prétexte d’une apostrophe au lecteur attentif. Finissons par Nadine Morano, qui avait été sacrée « perle des réseaux sociaux » par certains médias (dont je ne citerai pas le nom, afin de ne pas causer de litige avec la chaîne de télévision LCI) après avoir publié un post sanglant sur Twitter. Emportée dans son énervement, elle avait dû oublier ses cours de primaire en parlant « des anales de l’inutilité », ce qui lui avait valu… enfin, passons, puisque le ridicule ne tue pas.

Si je vous parle de ces cinq trublions qui auraient peut-être mieux fait de garder leur plume contestataire bien au chaud, dans leur poche, c’est car on peut dire qu’ils ont tous un peu manqué d’acribologie. Acribologie, voici le mot du jour, après une si longue absence. Accordez-moi que cela sonne réellement comme une terrible maladie incurable. Et c’est tout-à-fait le cas. L’acribologie est une redoutable pathologie contagieuse contractée par les amoureux de vocabulaire, par les collectionneurs de dictionnaires, par les lecteurs compulsifs et par les écrivains tatillons. Ses principaux symptômes sont un incroyable soin, presque trop minutieux, dans le choix des mots, dans l’écriture. L’acribologue est le maniaque de la syntaxe, le pointilleux de la plume, le chatouilleur des lettres perfectionniste qui n’utilise jamais un bateau pour un navire, qui ne parle jamais de terme s’il s’agit d’un mot. L’acribologue est celui qui préfère mourir plutôt que de faire un pléonasme, qui préfère s’immoler par le feu ou se jeter par la fenêtre plutôt que d’ajouter un trait d’union qui n’a pas lieu d’être. Nombreux sont ceux qui se reconnaissent dans ce portrait et c’est pour cela qu’il fallait un mot pour décrire ce handicap. En effet, on considère l’acribologie comme étant un néologisme du dix-neuvième siècle, créé à partir du grec antique « ἀκριβολογία » (« ákribologia », c’est-à-dire une précision exagérée, ou un rigoureux examen).

Mais que voulez-vous ? La langue française est imparfaite, elle fait de temps en temps défaut, son orthographe est compliquée et ces susdites complications sont souvent inutiles. Faire preuve d’acribologie, jongler avec les mots et les phrases au risque de tout faire tomber au bout d’un moment est une discipline, un art, un sport de combat et de concentration. Et au fond, in petto, on en a tous un peu, qui explose lorsque l’on ouvre un dictionnaire des synonymes ou un glossaire des rimes. Nous sommes un funambule en équilibre sur un fil. Suis-je assez précis ? Assez doué ? Ce billet ne manquerait-t-il pas d’un chouïa d’acribologie ? À vous de juger…

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