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Mot 48 : olorime, « une sorte d'impertinence sensible »

Il était une fois, une petite fille qui était née dans une famille bourgeoises de botanistes et de grainetiers. C'est donc au milieu des tulipes, fuchsias, cucurbitacées bizarroïdes et rhizomes obcordés qu'elle grandit et qu'elle se construit, jusqu'à ses vingt-et-un ans où, bien décidée à ne pas se laisser faire dicter son destin, Louise de Vilmorin épouse un aventurier qui veut visiter le monde et explorer les étoiles par le hublot d'un avion. En 1923, Louise de Vilmorin et Antoine de Saint-Exupéry sont déclarés femme et mari. Cette idylle ne dura pas plus de deux ans, et celle qui ne savait pas encore vraiment quoi faire partit réfléchir aux États-Unis avec son nouvel époux. Trois filles naissent et les algarades commencent déjà à retentir entre les murs de la maison. Le divorce ne tarde pas à tomber et Louise devient la maîtresse d'André Malraux, qui, après quelques relations épistolaires, la supplie de publier un livre. Sainte-Unefois paraît en 1934. S'ensuit une petite flopée de recueils poétiques, Fiançailles pour rire, Le Sable du sablier, L'Alphabet des aveux… Louise de Vilmorin fascine par ce que Francis Poulenc nomme « une sorte d'impertinence sensible, de libertinage, de gourmandise », et par sa friandise pour les figures de styles : le palindrome tout d'abord, qu'elle réussit à merveille, et l'holorime, qu'elle orthographie d'ailleurs (de manière « vicieuse » selon Littré) sans H, ce qui devint par la suite la norme.

Dans un célèbre cabaret parisien nommé Le Chat noir, l'ambiance était détendue. Aux forts sons du spectacle se mêlaient parfois quelques paroles interrompues par des bruits de déglutis ou de verres qui s'entrechoquent. Entre les tables recouvertes d'une nappe blanche, déambulait Rodolphe Salis, le plateau sur la main droite, une serviette sur le bras gauche, la moustache alerte. Il apporta une bouteille de vin rouge à Alphonse Allais, un humoriste qui aimait à passer son temps ici. Ce dernier était à table avec Jean Goudezki, un petit homme replet et barbu, qui ne tarda pas à quémander sa part d'alcool, tendant par la même son verre vide. Lorsque tout le monde eût assez à boire, et que l'ivresse commençait déjà à se faire sentir dans les yeux des deux poètes humoristes, le sujet fut mis sur la table : les olorimes. S'ensuivirent des conversations animés, pleines d'idées et de suggestions. À la fin du spectacle, et quand l'heure commençait à se faire tard, Alphonse Allais décida sagement de mettre un terme à leurs capucinades. « Jean, je te mets au défi de m'écrire un sonnet holorime, le tout premier de la littérature française. » Son interlocuteur, que l'alcool avait fort étourdi, répondit mollement, après quelques secondes d'hésitation, par la positive. « J'accepte. À une seule condition, c'est que, si je réussis, tu devras toi aussi écrire quelques strophes. Sine qua non. » Les deux amis se serrèrent cordialement la main, et, après avoir rassemblé leurs biens, ils disposèrent, laissant des cadavres de bouteilles inanimées sur leur table dont la nappe était à présent un peu tachetée d'un liquide rougeâtre et odorant.

Le mot holorime, que l'on peut également orthographier olorime (la première écriture a le don d'être la plus correcte étymologiquement, alors que la deuxième est plus commune et plus commode, car on ne se pose plus la question du H aspiré ou de l'H muet), vient du grec ancien « ολο » (« olo », qui signifie « pareil »), accolé au mot français « rime », dont l'origine reste à ce jour encore quelque peu obscure. Cette figure de style représente pour celui qui l'utilise une contrainte extrêmement draconienne à respecter, car elle consiste à écrire un poème dont les vers finissent par des rimes entières. Autrement dit, des vers holorimes sont des vers homophones. Illustration avec la première strophe d'Invitation, la poésie de Jean Goudezki : « Je t'attends samedi, car Alphonse Allais, car/À l'ombre, à Vaux, l'on gèle. Arrive. Oh ! la campagne !/Allons - bravo ! - longer la rive au lac, en pagne ;/Jette à temps, ça me dit, carafons à l'écart. » Le premier et le quatrième vers sont holorimes en « jetatansamedikarafonsalékar », tandis que le deuxième et le troisième riment en « alonbravolonjèlarivolakanpagne ». Quant à Alphonse Allais, il reste plus célèbre pour « Par les bois du Djinn, où s'entasse de l'effroi,/Parle et bois du gin !… ou cent tasses de lait froid. » et « Aidé, j'adhère au quai ; lâche et rond je m'ébats./Et déjà, des roquets lâchés rongent mes bas. » Le principal défaut de ces extraits poétiques en holorimes reste celui du sens. Vous l'avez certainement remarqué, mais comprendre de quoi parle chacun de ces textes est d'une grande difficulté et d'un naturel assez relatif. Louise de Vilmorin, elle, préférait la qualité à la quantité. Elle fut une des seules poétesses à jamais avoir réussi des vers holorimes sensés. Voyez par vous-même : « Étonnamment monotone et lasse/Est ton âme en automne, hélas ! » (L'Alphabet des aveux). Mais ces trois sacrées plumes n'ont certes pas le monopole de l'olorythmie, comme François Mitterrand n'a pas celui du cœur.

Victor Hugo, cet écrivain que tout le monde connaît pour ses romans bouleversants et ses poésies incroyables, que certains sacrent même en plus grand auteur de la littérature française, était aussi un professionnel en la matière : « Et ma blême araignée, ogre illogique et las/Aimable, aime à régner, au gris logis qu'elle a. » Charles Cros, dans Le Coffret de santal avait rédigé une strophe en se donnant cette contrainte : « Dans ces meubles laqués, rideaux et dais moroses,/Où, dure, Ève d'efforts sa langue irrite (erreur !)/Ou du rêve des forts alanguis rit (terreur !)/Danse, aime, bleu laquais, ris d'oser des mots roses. » Ces deux-là ne sont pas les seuls autres, mais au moins les mieux connus.

Hormis tous ces penseurs, tous ces écrivains experts et infaillibles, qui, par leur aura éblouissant, nous découragent, sachez que l'holorime est à la portée de Monsieur Toutlemonde et dans n'importe quelle situation. Comment déguiser une aimable apostrophe dirigée à une personne pour laquelle notre cœur se gonfle chaque jour un peu plus d'amour ? En hurlant : « Onyx amer ! » Et si la personne à qui était destinée cette douceur vous reprend, dites que vous êtes joailler. Dans le cas où ce deuxième mensonge n'aurait pas fonctionné, il vous reste encore : « Salut, t'es russe ? », interrogation tout à fait légitime et dont je vous laisse trouver l'homophone. Si la fête bat son plein, et que vous avez envie de glisser un maladroit calembour vaguement (mais alors très vaguement) érotique, vous avez l'embarras du choix ! Que préférez-vous entre « Plus le concert dure, plus l'habitant en jouit. » et « Le plaisir décuplé » ? Les bilingues aussi ont la possibilité de faire des holorimes anglais-français : ainsi, forever se transformera en faux rêveur. Enfin, tous les amateurs de politiques, coincés entre CGT, SMIC, BFM TV, ISF etc., ont également une chance de réussir dans ce noble art ; les sigles sont d'inépuisables sources d'homophones : « L A FAC D BD » « BB A KC 1 9 »… Bref, l'holorime, c'est le cœur du jeu de mots primitif (on retrouve déjà des traces de cette figure de style dans la Grèce Antique), c'est l'âme du calembour moderne et continu, c'est le pilier de toute l'écriture abrégée des SMS. Enfin, pour clore cette chronique interminable, je me permettrais un petit écart, mais c'est pour la bonne cause : « Mais, oh ! L'eau rime avec holorime ! »

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