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Mot 54 : mellifluent, « aux lèvres des déments »

Il était une fois, un garçon ambitieux. Il s’appelait Ren Ri et vivait à Harbin, en Chine. Son rêve était de devenir artiste. Personne dans sa famille ne l’avait préparé à cela. Personne dans son entourage n’avait pu l’influencer. C’était juste une idée fixe, une irréalisable lubie pour ses proches. Mais quand on veut, on peut. C’est en tout cas ce que Ren a prouvé. Beaux-arts à l’université de Tsinghua, master à l’université de Saint-Pétersbourg, doctorat de l’Académie des Beaux-Arts à Pékin. Agrégé, diplômé, éduqué, paré, il était prêt pour commencer sa première carrière de sculpteur. Mais il n’avait visiblement pas pris assez d’élan pour se jeter dans le vide. Il enfonça quelques portes ouvertes, tourna en rond, et renonça.

Ainsi, Ren Ri se retrouva à ne rien faire. Il avait vingt-deux ans et une deuxième obsession intime et complètement folle pour les abeilles. Il devint sans encombre apiculteur, jusqu’à ce qu’une troisième idée naquît dans son cerveau. Il allait reprendre l’art, il allait innover, tenter, réessayer, se satisfaire, exposer, démontrer et gagner. Il travailla plusieurs jours sur un prototype de polyèdre, un énorme solide en plastique transparent, et commença son œuvre. Pendant toutes les années qu’il avait passées en tant qu’apiculteur, il avait appris à connaître les abeilles, à comprendre leur psychologie, leur esprit, renouant au fur et à mesure le lien déjà bien ancré entre l’animal et l’artiste. Il posa délicatement la reine dans sa cage de plastique, s’assit, et fut hypnotisé par la construction d’une nouvelle ruche. Les résultats furent impressionnants, les œuvres exposées, le succès rencontré. Le nom de ses sculptures naturelles : Yuansu, la matière. « La cire d'abeilles est un matériau très spécial ; elle est instable et peut changer de forme avec la température. La structure des cellules de cire est orthohexagonale, ce qui est une caractéristique inconcevable dans le monde naturel et c'est une particularité des abeilles. L'autre raison, c'est que je voulais essayer d'éliminer la subjectivité de l'artiste et la médiation des abeilles a permis de réaliser cet objectif. »

Mellifluent est un adjectif qualificatif issu de la langue anglaise, où l’on retrouve le même mot sous la même forme. Mais si on creuse un peu plus profondément, on peut remonter jusqu’au latin « mellifluus », lui-même formé des mots « mel » (« miel ») et « fluere » (« s’écouler », « suinter »), et même jusqu’au proto-indo-européen « meli-t » (ou « medhu ») et « bhleu ». Ce terme est (malheureusement) excessivement peu connu, et la plupart des dictionnaires ne le comprennent pas. (D’ailleurs, écrivez ce mot sur votre portable ou votre ordinateur, il y a un très grand nombre de probabilités qu’il vous signale une pseudo-erreur). Vous l’avez compris grâce à son étymologie, l’adjectif mellifluent sert à désigner une couleur, un fluide, une odeur, une saveur ou une mélodie semblable à ceux du miel, ou qui évoque les caractéristiques du miel. Pour supplanter l’adjectif mielleux, nettement moins poétique, et surtout beaucoup plus utilisé au sens figuré, on a également inventé melliflu et melliflue (qui porte un E même au masculin, contrairement à melliflu qui n’en prend qu’au féminin). Ils peuvent alors être synonymes de suave, trompeur, douceâtre, édulcorant, et autres amabilités.

Mais on peut toujours utiliser mellifluent dans chaque cas, et tel est l’intérêt de ce mot. Par exemple, l’écrivain et essayiste français Henry Marie Joseph Frédéric Expedite Millon de Montherlant dans La Petite Infante de Castille, nous livre l’analyse linguistique suivante : « La langue n'était plus le babil mellifluent des Andalous mais une langue dure, aigre, sifflante. », comme Amédée Pommier dans ses Crâneries : « La parole plus douce et plus mellifluente ». Une autre démonstration avec melliflu : « D’une voix flûtée, il commence en style melliflu une homélie qui dure trois heures » (Alfred de Musset) et melliflue : « « Êtes-vous absolument certains qu’il ne s'agissait pas simplement de brigands ? » s’enquit sous lui, depuis la table du conseil, Varys, d’un ton melliflue. » (George R. R. Martin). Pour le sens propre de mellifluent, voici trois autres extraits littéraires ; le premier est tiré du recueil onirique et triste à en pleurer de Guillaume Apollinaire, Alcools : « Lune mellifluente aux lèvres des déments » ; le deuxième est de Zazie dans le métro (de Raymond Queneau, cette fois-ci) où l’héroïne qualifie le fric, l’oseille ou les deniers de « produit mellifluent, sapide et polygène [qui] s'évapore avec la plus grande facilité [mais qui] cependant ne s'acquiert qu'à la sueur de son front, du moins chez les exploités de ce monde dont je suis. » ; et le troisième d’un article de Sylvain Cormier publié le 5 février 2011 dans Le Devoir : « En septembre, Pierre Lapointe fêtera les dix ans de sa victoire à Granby, qui entraîna la déferlante que l'on sait, flot ininterrompu de mellifluentes mélodies, flopée de trophées, mal-aimés milliers par milliers rassemblés, mutations diverses. »

L’éloge est au rendez-vous. Mellifluent, c’est à la fois la suavité et la douceur bien réelles du miel, et c’est aussi l’âcreté et l’hypocrisie des voix sifflantes qui veulent endoctriner leur public. Mellifluent, c’est l’énantiosémie, autrement dit l’adjectif qui signifie également son contraire. Un dernier mot pour la route : xyloglossie, xylolalie ou xylostome, c’est-à-dire le ton rassurant et charmeur des hommes politiques qui cherchent à adoucir l’Univers, à rendre le monde plus mellifluent qu’il ne l’est en réalité…


 

Un des Yuansu de Ren Ri de couleur mellifluente.
Un des Yuansu de Ren Ri de couleur mellifluente.

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