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Mot 49 : perluette, « la clef de sol de notre écriture »

Il était une fois, dans l’Antiquité romaine, un philosophe éloquent qui était devenu consul malgré toutes les moqueries qu’il recevait à propos de son nez proéminent. Il s’appelait Cicéron et son secrétaire, c’était Tiron. Tiron, né sans nom et sans liberté, avait longtemps été esclave dudit consul jusqu’à ce que ce dernier ne l’affranchît et le nommât au poste privilégié. Si sa célébrité n’est pas un fait unanime, il restera toujours dans la mémoire mondiale comme l’inventeur d’un système d’écriture abrégée qui porte son surnom : les notes tironiennes. Il s’agit d’une méthode sténographique comprenant à peu près treize mille signes distincts (de nos jours, mais il n’y en avait que mille à l’époque) et permettant à n’importe qui de communiquer plus rapidement et plus intuitivement. Ces caractères, qui s’utilisent globalement comme l’alphabet arabe (donc une lettre égale une syllabe), peuvent toujours s’écrire sur les claviers d’ordinateurs les plus sophistiqués (avec des raccourcis interminables et illogiques, malheureusement), et notamment un qui a acquis une célébrité d’or, bien plus grande que celle de son inventeur, et grossissante de jour en jour : la perluette.

Jan Tschichold était né depuis vingt-cinq ans. Il était enfermé dans son bureau, obnubilé par la valse des milliers de grains de poussières flottant dans l’air éclairé par une petite lampe à huile qui diffusait lumière et odeur à travers la pièce. Tout n’était que silence assourdissant à l’extérieur mais le vacarme envahissait le cerveau du calligraphe qui réfléchissait depuis des heures. Son métier était de créer des polices de caractères, le tout avec le maximum de simplicité et un matériel d’une excessive modestie. Il se frotta le crâne avec la main droite et feuilleta le travail qu’il avait accompli à la recherche d’idées. Les vingt-six lettres de l’alphabet latin classique y étaient, la ponctuation y était, le plus, le moins et l’égal y étaient, les accents circonflexes, trémas, aigus, graves, cédilles et tildes y étaient – il ne lui manquait plus que la perluette, « la clef de sol de notre écriture » selon lui, le signe typographique qu’il aimait le plus, et qu’il refusait obstinément de rater. Il poussa un long soupir qui le replongea en immersion dans des flots de lettres et dans des pensées confuses. L’hésitation l’emplissait et l'emplit encore pendant des heures qui semblaient être des siècles.

La perluette peut aussi se nommer esperluette, éperluette, esperluète, éperluète, perluète et et commercial et est aussi riche en synonymes, variantes orthographiques etc. qu’en hypothétiques étymologies et en histoire. En revanche, son sens unique est bien net, clair et précis. Noir sur blanc, sans détours inutiles et autres circonvolutions, je vous le dis : la perluette, c’est le nom originel de ce signe-ci : &. Il s’agit au départ d’un langoureux enlacement des lettres E et T, permettant de manière rapide et pratique de représenter la conjonction de coordination « et ». Longtemps, elle fut considérée comme la vingt-septième lettre de l’alphabet, en France en tout cas, et venait après le Z sous le nom de « ète ». Un moyen mnémotechnique avait été développé pendant toute cette période-là pour se souvenir de sa fonction, la locution latine « et per se et » (et, en soi, et), qui aurait ensuite évolué en « et per lui et » et peut-être donné, par transformation, la douce appellation de l’esperluette. (Remarquez au passage que son nom anglais est ampersand donc probablement la fusion de « and per se and »). D’autres, à l’image du complément du Dictionnaire de l’Académie de 1842, envisagent l’origine latine « sphaerula » (« petite sphère »). Enfin, une troisième théorie circule sur l’épineux sujet de l’origine du nom de notre petite volute bien aimée, celle d’une étymologie occitane, en l’occurrence les mots « es per lou et » (c’est-à-dire « c’est pour le « et » »). Dans le Robert historique de la langue française, on compte deux articles différents sur l’esperluette ou perluette (un dans les E, un dans les P). Or, ces deux entrées-là se contredisent : la première indique que le mot est formé du verbe « épeler » et du nom « pirouette » (étymologie relative à la forme dudit symbole, donc métonymie) alors que la seconde invoque le latin « pernula » (« petite jambe » et, par métaphore cette fois-ci, « perle »). On dirait bien que cette fois-ci, nous nous sommes bien emberlificotés dans les gracieuses arabesques de l’esperluette…

Au départ, ce signe était principalement utilisé dans le domaine de l’éducation et son utilisation était autorisée, voire même recommandée dans les ouvrages les plus sérieux. C’est à la fin du XIXème siècle, quand le caractère fut écarté de ses vingt-six autres acolytes, qu’il prit l’acceptation plus « commerciale » que l’on lui connaît aujourd’hui. « Imaginerait-on le Général de Gaulle mis en examen ? », disait Fillon. Non, répondaient ses électeurs. Alors, imaginerait-on une esperluette sur la couverture du Rouge et le Noir de Stendhal ? Certainement pas. Dans Oxymore et compagnie, un dictionnaire atypique de langue française, le linguiste Jean-Loup Chiflet nous fait l’éloge de la perluète (page quatre-vingt-dix-huit) : « L’esperluette a une vraie place dans ma vie et elle continue d’accompagner mon parcours professionnel : j’ai fait graver ses volutes sur mes cartes de visite. On a tous un signe particulier. (…) Moi, c’est l’esperluette, avec son arabesque si légère à calligraphier et à prononcer. J’aime ce mot parce qu’il est doux à l’oreille, aussi doux que galipette, escarpolette ou amourette. (…) Une esperluette dodue pour une scène d’amour, (…) car une esperluette peut faire perdre la tête (…) ».


 

Amours de Ronsard et esperluette, Henri Matisse
La perluette inspire décidément beaucoup d'artistes... Amours de Ronsard et esperluette, Henri Matisse (1869-1954)

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