top of page

Mot 60 : ptyx, « l’impatience d’un poète en quête de rime »

Il était une fois, un poète français qui voulait s’aventurer sur des terres agrestes, inexplorées et brutes. Il s’appelait Stéphane Mallarmé et restera toujours le personnage mystérieux et taciturne que dégage un de ses seuls portraits photographiques, immortalisé par Nadar en 1890. Connu pour sa discrétion, sa timidité sans faille, ses déboires financiers et familiaux, la plupart de ses œuvres sont posthumes, et leur publication fut propulsée par sa femme, Maria, que l’on remercie du fond du cœur de nous avoir offert un patrimoine artistique et littéraire si foisonnant et fascinant.

En 1887, alors qu’il était toujours en vie, il fit paraître un ouvrage qui se fit largement remarquer : un spicilège mélangeant une vingtaine de poèmes dans lesquels il explore les méandres de la stylistique. On y retrouve plusieurs des sonnets qui firent sa célébrité, notamment un, particulièrement intéressant d’un point de vue linguistique, et dont le titre est Sonnet allégorique en lui-même (au passage, remarquez la formidable mise en abyme et la bizarrerie de ce nom). Extrait : « La Nuit approbatrice allume les onyx / De ses ongles au pur Crime, lampadophore, / Du Soir aboli par le vespéral Phoenix / De qui la cendre n'a de cinéraire amphore / Sur des consoles, en le noir Salon : nul ptyx, / Insolite vaisseau d'onanité sonore, / Car le Maître est allé puiser de l'eau du Styx / Avec tous ses objets dont le Rêve s'honore. » (sic)

Normalement, plusieurs mots doivent attirer votre attention. Vespéral tout d’abord, adjectif cristallin dont j’ai déjà fait l’éloge dans une de mes chroniques endiablées, et qui qualifie tout simplement tout ce qui est en rapport au soir. Ensuite, lampadophore, qui désigne, dans la Grèce Antique, celui qui porte le flambeau au sens propre, c’est-à-dire celui qui a la lumière dans les cérémonies maritales et funéraires ; par extension, représentation stylisée du croque-mort ou du vide abyssal et infini. Jusque là, rien d’anormal. Il nous reste encore à déterminer le sens d’une « onanité sonore », et si vous ne connaissez pas ce mot, c’est tout-à-fait normal, puisqu’il s’agit d’une faute d’imprimerie sur le mot inanité, qui doit plus vous dire quelque chose… Et enfin, le Saint Graal, ptyx. Mais quel est donc ce drôle d’oiseau que même les dictionnaires ne connaissent pas ? Peut-être a-t-il simplement été ajouté pour combler un vide (après tout, je vous mets au défi de me trouver des mots se terminant par le son /iks/…) ?

Une deuxième version du poème fut publiée après la mort de son auteur, avec quelques modifications mineures, notamment dans le titre (le Sonnet allégorique en lui-même, c’est trop flou, c’est pas bon, donc on le remplace par Sonnet en X), et quel n’est pas notre désappointement en constatant que le ptyx n’a pas disparu, qu’il est toujours là, triomphant et gonflé d’orgueil, si rare et si puissant.

J’avais déjà évoqué ce « néologisme » (vous comprendrez par la suite pourquoi j’enferme ce mot entre deux cruels guillemets) dans la rubrique « Mots », dans le vingt-sixième numéro si ma mémoire est bonne. J’avais alors expliqué que c’était un hapax, le contexte de sa création, et tout le reste, mais il manquait un élément crucial : le sens. Car oui, la définition du mot ptyx est une énigme qui n’est pas près de se résoudre. Tel est le propre de l’hapax : il s’agit d’un mot que l’on ne retrouve qu’une seule fois dans toute la littérature et dont la signification est, très souvent, floue, voire inconnue… Vous l’aurez compris, ce billet va tenter de lui en trouver une, naviguant parmi les théories les plus folles et les étymons les plus extraordinaires…

Tout d’abord, nombreux sont ceux qui considèrent ce mot comme « bouchon », inventé uniquement dans un but linguistique, celui de créer une rime, en l’occurrence. Cela provoqua d’ailleurs un raz-de-marée de protestations chez les collègues de Stéphane Mallarmé. « Mallarmé, intraduisible, même en français », raille Jules Renard dans son journal, le premier juin 1898 ; « C’est tout Apollinaire ! Il a écrit n’importe quoi ! », vocifère Marcel Duchamp. Bref, le poème est loin de faire l’unanimité…

Il y en a aussi qui croient en une faute de frappe, en une coquille malencontreuse faite par un imprimeur distrait (rappelons que l’onanité n’est que l’œuvre d’un de ces charlatans espiègles). Mais c’est un peu facile tout de même, même si Mallarmé en personne abonde en ce sens dans une de ses correspondances avec Eugène Lefébure : « Enfin, comme il se pourrait toutefois que, rythmé par le hamac et inspiré par le laurier, je fisse un sonnet, et que je n’ai que trois rimes en -ix, concertez-vous pour m’envoyer le sens réel du mot ptyx, on m’assure qu’il n’existe dans aucune langue, ce que je préférerais de beaucoup afin de me donner le charme de le créer par la magie de la rime. […] je vous en supplie avec l'impatience « d'un poète en quête d'une rime » ».

C’est pourtant ce que nous allons aujourd’hui tenter de faire : trouver des « ptyx » dans d’autres langues. Un indice pour choisir laquelle ? La présence d’un Y, d’un X et de la combinaison pt ne font que nous rapprocher du grec, ancien ou moderne, peu nous importe. Par exemple, on y trouve le verbe « πτυξ » (« ptux », mais qui se retranscrirait avec un Y), qui signifie « se replier » et nous mènerait vers un sens comme « mouvement, recroquevillement » ou, beaucoup plus loin, « hésitation, recul » (se replier sur une décision). L’expression nul ptyx serait alors synonyme de vide, d’immobile, d’inanimé, de bas d’esprit ou de sûr. On pourrait aussi penser à « πτυχιο » (« ptukhio »), qui signifie « degré ». Alors, nul ptyx serait un signe de froideur ? D’ailleurs, le nom « ψυξη » (« psuxê », mais le S pourrait très bien se transformer en T grâce à phénomène assez commun du doux nom d’occlusion) signifie « froid », et dans ce cas, nul ptyx serait plutôt un signe de chaleur. Et pour terminer en beauté, comment pourrait-on omettre le célèbre « ψυχή » (« psukhê ») que l’on retrouve dans psychopathe, psychologue, psyché, et qui signifie « âme » ? Alors, nul ptyx, sans âme, atteint de vécordie, comme disait Balzac ?

Depuis l’année de grâce 2005, de nombreuses théories fleurirent sur la Toile sur le sens général de ce poème, qui est assez dur à obtenir. Et, plus que le ptyx seul, ce serait l’entièreté du texte qu’il faudrait remettre en question. Le nul, par exemple, ne serait-il pas juste là pour des raisons phonétiques ? Ajouter une syllabe de plus afin de respecter la contrainte du vers à seize pieds ? Corroborer l’allitération en /n/ que l’on retrouve à dix-sept reprises dans le poème entier ? Émilie Noulet, philologue et exégète belge, admiratrice assumée de Mallarmé, considère avec brio que le ptyx serait alors utilisé comme une conque, c’est-à-dire un de ces fameux coquillages dans lesquels résonne le ressac nocturne des vagues paisibles (que de sensation !). Dans la mythologie grecque, ce genre de mollusques est utilisé par les tritons comme une trompe instrumentale pour convoquer un rassemblement immédiat ; et les tritons sont les messagers des flots, ceux qui se chargent du sauvetage des vaisseaux en danger… Et au fait, l’auteur fait, dans son fameux texte, mention du Styx, qui est un fleuve mythique… Vous me suivez ?

Tout ne serait alors qu’une métaphore, tout ne serait qu’abstraction et allégorie. C’est alors que l’on se souvient du titre originel de ce poème : Sonnet allégorique en lui-même. Impressionnant. Si on suit cette théorie, on arrive alors à un capharnaüm monstre que l’on règle par la stylistique, cette stylistique que Mallarmé voulait explorer pour aboutir au « poème ultime », une ambition que l’on retrouve dans la complexité d’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1897). Et pour ordonner un peu tout cet amoncellement diffus de pensées fantasmagoriques, il faut donner sens à nul ptyx, qui serait en fait un symbole métaphorique de naufrage.

S’ensuit alors une réinterprétation totale des premières strophes du poème, que l’on agrémente de quelques autres éléments qu’il serait inutilement prolixe de vous détailler au lieu et au moment présent : « L’angoisse, piquante et fulgurante, cause, la nuit, des cauchemars qu’aucun texte ne peut exprimer, car ils sont consumés par les pouvoirs ignés du phénix. Dans la pièce vide, aucun son, aucune chimère, car le poète est allé puiser puisé l’eau du Styx où fait naufrage toute parole. »

Oui, tout ce cirque semble manigancé du sol au plafond, et on ressent le symbolisme excessif de Stéphane Mallarmé, personnage nébuleux et énigmatique au plus haut point…


Billet dédicacé à J. A.


 

Stéphane Mallarmé sublimement immortalisé par Nadar, 1890.
Stéphane Mallarmé sublimement immortalisé par Nadar, 1890.

26 vues
bottom of page