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Mot 55 : ripopée, « qui pique et gratte le gosier »

Il était une fois, un œnologue qui parlait latin. Thierry Ruinart était son nom complet, Dom Ruinart était l’appellation par laquelle il désirait être apostrophé, en tant que chrétien plus-que-parfait. Il naquit à Reims dans une ancienne famille de nobles déchus et déçus. De parents pieux et assidument religieux, il se fit, dès sa mise au monde, baptiser, puis étudia le catéchisme avec beaucoup d’ardeur. Ainsi, après un enseignement particulièrement tiré à quatre épingles, il ne tarda pas à pas à devenir abbé, et, par conséquent, détenteur des plus grands secrets de la champagnisation, la recette des vins de sa région originelle. Avant de perdre la vie en 1709, il transmit à son fils cet ingrédient mystère qui fait que le jus de raisin devient un vin effervescent, cette touche inconnue de la plupart des vivants de ce monde ignorent. Et depuis cette année-là, dans cette famille de viticulteurs, on a l’habitude de se passer héréditairement le message que personne ne doit savoir.

Le vin est, selon la totalité des dictionnaires, encyclopédies, buveurs et abstèmes (ceux qui s’abstiennent d’en consommer), une boisson alcoolisée qui peut se présenter avec diverses couleurs (au hasard, rouge, jaune, doré, vert, rose, orange, aqueux, bleu, violet et vert) et dans différents formats de bouteilles (je vous épargnerai volontiers les divers champenoises, magnums, jéroboams, réhoboams, mathusalems, salmanazars, balthazars, nabuchodonosors, salomons, souverains, primats, melchizédecs, adélaïdes et compagnie). Une autre information qui fait l’unanimité : le vin est, sans équivoque possible, confectionné à partir de raisin, pelé ou non, noir, vert ou rouge, gros ou petit, etc. La gamme œnologique rosée est, à la surprise de beaucoup, la première à avoir été développée ; on en retrouve des traces dans la Mésopotamie Antique du VIème millénaire avant Jésus-Christ. Il était au départ constitué de raisins noirs à jus blanc, macérés pour laisser s’échapper l’arôme, puis moulus et fermentés. Une deuxième technique apparut au XVIIIème siècle, l’assemblage. Elle consiste à mêler – assembler, pour les puristes – vin blanc et vin rouge. Cette façon de procéder pourrait paraître évidente, voire extrêmement facile au premier abord, mais elle n’est utilisable que pour une catégorie distincte de vins : le Champagne.

L’étymologie du mot ripopée est une énigme sans réponse fixe pour l’instant : la première école invoque une dérivation du mot « ripaille » (qui désigne familièrement, soit dit en passant, un repas où l’on se goinfre allègrement). La deuxième syllabe aurait alors été influencée par l’onomatopée « pop » rappelant le bruit des lèvres qui sirotent un liquide ou d’une bouteille que l’on sabre. Plus récemment, une autre hypothèse a été avancée par des linguistes : le latin « ripopatum », formé du préfixe « re- » (répétition) et du participe « popatum », dérivé de « popa », qui a donné « popina » (« cabaret »). Littré, quant à lui, apporte, son petit grain de sel dans son dictionnaire en imaginant une quelconque proximité avec popote ou le verbe italien « poppare » (« sucrer », « s’imbiber »). Ce mot apparut pour la première fois au XVème siècle sous l’orthographe « rippopé » puis « ripaupé » au centenaire suivant. Enfin, l’Académie française l’intégra dans son dictionnaire plus-qu’officiel en 1694 sous la forme « ripopé ». D’ailleurs, on remarque qu’initialement, ripopée était masculin, mais changea de sexe en 1798, bien que cet usage fût déjà bien ancré dans les mœurs francophones.

Le Wiktionnaire, dictionnaire en ligne fort bien fourni, propose cinq définitions à ce joli mot qui sonne comme une percussion corporelle. Le premier est le sens le plus populaire et le plus usité (bien qu’il le soit tout de même rarissimement). Il désigne un assemblage, un puzzle de vins, et plus particulièrement un mélange assez grossier que font les cabaretiers avec les restes de bouteilles ouvertes. Cette acceptation extrêmement péjorative (mais en même temps, recyclons, bon dieu !) se retrouve fortement dans la littérature des temps modernes : « Il n’étoit pas d’un goût plus délicat pour sa boisson. Le Bourgogne & les meilleurs vins de France lui faisoient mal au cœur. Il lui falloit de cette ripopée qui pique & gratte le gosier, dont les crocheteurs s’enivrent. », et : « En fait de nutriment et de breuvage artistiques, on ne lui sert [au peuple] sous couvert de religion, que de la ratatouille de cantine et de la ripopée. » (respectivement Louis-Charles Fougeret de Monbron et Joris-Karl Huysmans).

C’est également à cause de ce registre dévalorisant que le terme a pu sombrer dans l’insulte. En effet, ripopée a longtemps été utilisé, majoritairement pendant le XIXème et le XXème siècle, comme une injure peu flatteuse, synonyme de canaille ou de raclure de bidet. Abraham-Auguste Rolland la dirige, dans ses lettres enragées, à la marquise de Maintenon, amante du roi Louis XIV, tandis que Hippolyte-François Jaubert l’emploie avec cette définition dans le Glossaire du centre de la France. Bref, ripopée, c’est aussi une insulte de marque.

Si on reste dans le domaine du mélange et de l’embrouillamini, on peut découvrir deux autres définitions qui siéent à merveille au terme qui nous occupe. Par exemple, celle d’une mixture médicamenteuse ou saucée très à la mode au début du XIXème siècle. Quelques extraits pour illustrer toute cette abstraction : « L’aréopage goûta le potage. Les conseillers, d’un commun accord, reconnurent que la ripopée (…) était nourrissante (…) », et « De temps en temps, une châtaigne éclatait sur le fourneau et faisait sursauter ma mère, qui surveillait sa ripopée en rêvant. » (Charles Le Mercher de Longpré et Louis Guilloux). Quant au quatrième sens de ce mot, il aurait pu entrer dans la catégorie des quasi-synonymes de spicilège (voir mot 50) : il s’agit, vous l’avez compris, d’un confus capharnaüm littéraire d’idées abracadabrantesques et mal accordées entre elles. Le poète Amédée Pommier, dans ses Crâneries, l’utilise dans les quelques vers suivants : Quant aux vers, élégie, épitre, ode, épopée, / C’était bien la plus orde et fade ripopée / Qu’on pût s’administrer comme soporatif. »

Et enfin, l’ultime acception que l’on peut donner au doux mot ripopée, et qui n’est pas des moindres, qualifie le résultat de l’extraction, du raffinement et de la cristallisation du sucre, une sorte de liquide pâteux et brunâtre. Cependant, ce sens-là a grandement perdu de sa magnifique superbe, supplanté par la mélasse, plus simple mais tellement moins sympathique…


 

Quoi de mieux pour la ripopée que Nature morte : bouteille, carafe, pain, vin de Claude Monet ?
Quoi de mieux pour la ripopée que Nature morte : bouteille, carafe, pain, vin de Claude Monet ?

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