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Mot 63 : acrasie, « ce que je ne veux pas, je le fais »

Il était une fois, un homme d’une trentaine d’années qui avait tout pour plaire : un sourire, des idées, un dynamisme et une force de travail inégalables… Un jeune homme qui avait réussi tout son parcours scolaire sans encombre, les mains dans les poches : khâgne, hypokhâgne, ENA, jésuites, lycée Henri-IV, baccalauréat scientifique affublé d’un « très bien » radical, diplômé de Sciences Po, auteur de plusieurs mémoires mémorables…

Il était une fois, une femme de cinquante ans élevée dans une famille où elle ne pouvait être que rétrograde et fermée d’esprit. Étudiante ? « Élève très médiocre et très fêtarde ». Femme politique ? « Par son nom plus que par ses convictions ». Avocate ? « Un seul grand procès ». Bosseuse ? « Elle n'a pas de clients, pas de dossiers ». Femme des médias ? « Elle est incontestablement dotée de qualités télégéniques ». Et c’est là qu’est le problème…

Emmanuel et Marine ne se connaissaient pas encore, si ce n’était par le nom. Emmanuel et Marine ne se connaissaient pas encore, mais ils allaient bientôt se rencontrer et se retrouver face à face, unis par le destin, face à face et dans l’opposition, les idées contre la communication. Déjà des mois qu’ils étaient engagés dans une campagne funèbre, chacun tentant de s’agripper pour ne pas tomber et sombrer dans l’oubli, considérant les points dans les intentions de votes comme des preuves de leur légitimité, sans laquelle ils couraient droit dans le mur. L’un avançait lentement, calmement, proprement, soigneusement, enchaînait rencontres et rencontres, discours et palabres interminables ; car patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. L’autre avançait aveuglément, sans y penser, envoyant valser des mots stigmatisants et des verbiages retors, giclant de partout, éclaboussant tout et tout le monde, accumulant les controverses et les affaires mystérieuses ; et peu importe, car il fallait agir, et vite.

Je ne saurais vous dire quelle stratégie était la meilleure, mais je sais vous dire que les deux parvinrent à leur but, et en même temps. L’un était tranquille et heureux, l’autre était essoufflée et avait oublié en cours de route que ce n’était pas encore fini. Dans les rues de Paris, l’atmosphère n’était pas la même. Pas un chat. Pas un bruit. Une feuille tombée sur le pavé cramait sous le poids du Soleil. Pourtant c’était le soir, et un ouragan inédit allait ébranler le cœur de nombreux Français. Certains étaient en cris, d’autres en larmes. Leur rythme cardiaque avait accéléré, et dans leur tête, il s’était passé un événement dépaysant. Il ne leur restait plus que quinze jours. Il ne restait plus que quinze jours. Le temps d’un instant, le monde s’était arrêté.

Alors, fusèrent les consignes de votes. On dit qu’il fallait voter Macron, on dit qu’il fallait voter Le Pen. La France, qui avait l’habitude d’être divisée entre gauche et droite, venait de perdre ses clivages. Tout était devenu flou, inconnu, inexpérimenté, imprévu, et si bizarrement foutu…

Acrasie, aussi orthographié akrasia (mais c’est nettement moins beau qu’acrasie, qui n’est lui-même pas non plus le comble de la superbe) est un nom féminin translittéré du grec ancien « άκρασια » (à prononcer « ákrasia »), dérivé du préfixe privatif « α- » et du nom commun masculin « κράτος » (qui se prononce « krátos » et qui signifie « pouvoir »), que l’on retrouve notamment dans démocratique, aristocrate, kakistocratie (un régime où le pouvoir est dans la main d’une bonne poignée sombres idiots comme Laurent Wauquiez (simple exemple sans aucune pensée politique où influenceuse)), et cætera… Le mot « κράτος » provient lui-même de l’indo-européen commun « ker » (« tête »), qui a également donné « κεφαλιά » (« kephaliá » avec la même acception) et, par conséquent, encéphale, céphalée, encéphalogramme et encéphalographie, et cætera… Et donc, si on cherche un sens littéral à cette fameuse acrasie, on obtient le « non-pouvoir », ce qui est quand même un peu abstrait ; je vais donc me faire un plaisir innommable de vous expliquer sa complexe définition.

En fait, l'acrasie est le fait d'agir à l'encontre de son meilleur jugement, d'« être vaincu par le plaisir », comme le résumait brillamment Alain Anquetil du Centre de Recherche en épistémologie appliquée ; par le plaisir, mais aussi par la fainéantise, la hâte, la peur, la flemme, l'emportement colérique et cætera…, le tout en pleine conscience. Je m'explique de manière plus complète et plus précise, et cela à l'aide d'un exemple : durant cette élection présidentielle 2017, plusieurs dizaines de millions de citoyens français s'étaient rendus aux urnes lors du premier tour pour donner leur avis par conviction (ou presque), mais au second tour, nombreux sont ceux qui se sont abstenus en tout état de cause, ainsi que ceux qui, par acrasie, ont voté en faveur d'Emmanuel Macron — ou de Marine Le Pen, mais c'est heureusement plus rare — pour éviter de se retrouver avec un « bulldozer à réaction » (merci à Hergé puis François Morel pour cette merveilleuse qualification que nulle ne saurait égaler en finesse et en justesse) sur le siège présidentiel. Le déclencheur acratique est alors la peur.

De nombreux penseurs, philosophes et autres anthropologues se sont penchés sur la question. Dès l'Antiquité par exemple : Aristote, Platon, Socrate (qui est persuadé que « personne ne se porte volontairement au mal ») et Saint-Paul notamment, qui mit le sujet en bouche et sur la table. Ce dernier décrira ce concept dans son Épître aux Romains : « Ce que je veux, je ne le fais pas, ce que je ne veux pas je le fais. » Puis Spinoza décida de plonger à son tour le nez dans cette histoire biscornue, sans y apporter grand chose. Et plus près de nous, Juliette Lemaire, du Centre Léon Robin à Paris, que je cite : « L’acratique sait que fumer est nocif et pourtant il fume une cigarette ; l’acratique sait qu’il ne doit pas manger de dessert gras et sucré et pourtant, il le fait. Comment expliquer cela ? (…) Certes, Aristote nous dit : l’acrasie, c’est de l’ignorance. Mais d’une part pour parvenir à cette conclusion, il utilise des outils typiquement aristotéliciens. (…) L’acratique agit contre son meilleur jugement volontairement, et en même temps, il y a une sorte d’ignorance. » Ovide, pas spécialement calé dans la question, nous offre tout de même une citation propice à définir totalement le mot que je m'efforce de vous faire entrer dans le crâne depuis tant de temps (vous êtes tellement intelligent qu'il n'y a plus assez de place) : « Je vois le meilleur et je l'approuve, [mais] je fais le pire. »

La péjorative acrasie présente un paradoxe paroxystique : c'est une bataille avec des armes, une pagaïe entre deux âmes, celle de la raison et celle de l'incontinence et de l'intempérance, car carpe diem, mais le présent n'est que la dégénérescence du futur, et le futur fut le moment présent. Parfois, l'écrasante acrasie factuelle est fatale ; mais bien des fois, la recasant, l'acrasie est providentielle, un présent du ciel, et on se dit parfois que l'instinct est notre meilleur atout. (Alors, soyez acratique, faites barrage à Madame Le Pen 2022 ! Et ne mangez pas trop gras, trop sucré, ni trop salé (car oui, l’acrasie est aussi le fait d’ordonner à quelqu’un ce que l’on ne fait pas soi-même…))


À bon entendeur, salut !

 


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