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Mot 67 : obduration, « un bulldozer que rien n'arrête »

Il était une fois, un riche archiduc, séduisant, princier, célèbre, qui se voyait déjà en haut de l'affiche… Empereur, voilà ce qu'il voulait, et allait, être. Il s'appelait François-Ferdinand. Nous étions le dimanche 28 juin 1914, vers dix heures du matin, heure locale. On était à Sarajevo, où le soleil était de plomb, la chaleur écrasante et le ciel lourd, pesant, insupportablement insoutenable. Frédéric-Ferdinand était langoureusement vautré dans sa voiture luxueuse, en compagnie de sa belle femme, souriant, léger, mais préoccupé par une prémonition glaçante, celle que la Mort lui courait impitoyablement après, qu'elle cherchait à l'étouffer, à l'écraser, à le réduire à néant… Il toussa. Et atterrit sur ses genoux un bâton de dynamite.


Le sang lui monta à la tête, et il vit défiler sa vie devant ses yeux. Il n'eut pas le temps de réfléchir. Instinctivement, spontanément, il saisit l'explosif et l'envoya le plus loin possible par la fenêtre. Mais il manqua son coup. Son escorte roulante s'enflamma, et on dut accélérer. Dans un rythme effréné, on courut jusqu'à l'arrêt le plus proche, mais on n'y resta pas bien longtemps. Dès que la voiture fut repartie, une deuxième tentative de meurtre eut lieu, et toucha cette fois-ci le couple en plein cœur. Il s'en fallut d'un quart d'heure. Un quart d'heure qui suffit largement pour déclencher une des guerres les plus meurtrières de toute l'histoire de l'humanité. Un quart d'heure qui fit instantanément basculer le monde dans un cauchemar infernal qui dura des centaines et des centaines de jours pénibles et interminables.


La Première Guerre Mondiale, ou Guerre quatorze-dix-huit pour les intimes. Le monde, alors, perdit totalement le contrôle. De tous les continents, aucun ne resta intact, aucun. Pourtant, tout commença calmement. La stratégie avant tout… On s'envahit entre voisins, discrètement, presque trop, malicieusement, peut-être pas assez. Certains dirigeants et dictateurs cherchèrent une entente, cherchèrent à s'allier, à former un unique aréopage multicolore, à rassembler les troupes et en faire un monde paisible, mais ce n'était qu'un rêve trop beau pour être vrai.


Le foin s'embrasa trop vite, et, plus que de simples questions de territoires, s'installèrent dans les villes et les villages la peur des autres, la méfiance et le dégoût. Entre voisins, on ne se regardait plus du même œil, on n'entretenait plus les mêmes relations. Quelque chose d'indescriptible et d'imperceptible, un grain de sable ou une goutte de sang qui inonda l'amphore et mit le feu des foudres au peu de poudre qui subsistait encore de la guerre précédente. Une hécatombe, diraient certains, un désastre humain, un bain de corps et d'hémoglobine, de ruines et de débris, infesté et infecté, une scène macabre du grand théâtre de la créativité humaine, un délire.


Pourtant on gardait espoir, dans les tranchées et les maisons. Les gens, animés de mille rêves merveilleux, trop idéalistes sûrement, subsistaient, survivaient tant bien que mal. Arrivèrent alors les premières morts, qui n'allaient pas être les dernières. Les enfants tombaient dans les bras de leurs parents, les soldats dans ceux de leurs collègues. Mais le monde était trop petit pour entasser le résultat de toutes ces années de bataille ; tous ces corps sans vie, ces dépouilles pourries et ensanglantées, ces millions de cadavres moisis et desséchés de la planète.


Dans les tranchées, les conditions étaient invivables. Plus assez de nourritures, plus assez de liens avec le monde extérieur, trop de noir, de rouge et de pluie, trop de déboires, de rouille et de suie. Plus d'air, plus de matière. La censure, les morts qui s'enchaînent comme des perles sur un fil, la peur, l'angoisse de périmer ou de périr, la crainte, la surcharge, la tristesse, la colère, la solitude, la crise, la guerre, et l'euphémisme, l'euphémisme incessant et malhonnête des dirigeants qui veulent rassurer leur peuple. Et la chute. Et l'endurcissement. Et cette persistance que l'on a parfois à toujours vouloir persévérer dans le mal. Et tout qui va de pire en pire, et cette lumière au bout du tunnel qui refuse de scintiller au vu de tout ce monde lassé et haletant…


L'obscure obduration qui va nous intéresser aujourd'hui est un latinisme extrait du mot « obduratio », tiré de l'adjectif qualificatif « obduratus », participe passé du verbe « obduro » (« persister, endurer »). Ce dernier est formé lui-même du préfixe de renversement « ob- » (que l'on retrouve dans de nombreux mots tels qu'obstacle ou, plus rares, obové (« qui a la forme d'un œuf à l'envers »), obcordé (« qui a la forme d'un cœur à l'envers »), obsubulé, obclavé, et cætera…) et de « durus » (« dur »). Cet adjectif, « durus » donc, pendant qu'on y est, provient du proto-indo-européen « *deru- » ou « *drew- » (« dur, long »).


Et on se rend compte que l'étymologie nous aide beaucoup pour trouver le sens de ce mot si peu usité qu'on ne le retrouve ni dans le Littré, ni dans le Larousse, ni dans le Robert, ni même sur le Wiktionnaire, et encore moins dans la liste des mots considérés comme « corrects » par Word ou Apple. L'obduration est en fait l'endurcissement d'un ordre, d'une instruction ou d'une personne qui accroît sa performance diabolique. Ou, plus simplement, la persistance que certains ont dans le mal, leur épaississement intérieur, le fait qu'ils se rendent de plus en plus hermétiques, sourds à l'appel du prochain. On trouve également sur la Toile les quelques beaux mots que voici : « le fait de dessécher son cœur », ce qui nous amène peu à peu vers un néologisme d'Honoré de Balzac, la vécordie (formé de préfixe privatif « ve- » et du terme latin « cor » (« cœur »), je vous laisse deviner le sens).


Malgré son apparition très peu tardive à l'instar des autres mots de la langue française (première occurrence en 1401 sous la plume de Jean Gerson !), ce substantif féminin est très, très peu souvent utilisé. Un de ses seuls « consommateurs » est l'écrivain du XIXème siècle Léon Bloy, dont le style parfois capillotracté est d'utiliser des mots d'une rareté (et d'une beauté) extrêmes. Voici deux extraits, dont le premier est tiré de l'ouvrage Le Mendiant ingrat : « L’ignorance ou l’obduration scandinave et luthérienne sont invincibles. » Le deuxième est, lui, tiré du Désespéré : « Il se disait que (...) la grande Prévarication sacerdotale allait sans doute recommencer, puisqu’on revenait à l’obduration et à l’enflure théologique de la synagogue. » (Dans la situation religieuse de notre société actuelle, je ne sais pas si ce genre de phrase est bon à écrire sur Internet, mais peu importe…) Enfin, Barbey d'Aurevilly, dans Les Prophètes du passé, l'utilise dans une fulgurante exclamation : « Obduration effrayante ! »


Plus près de nous, Vincent Hauuy, dans Le Tricycle rouge, nomme un de ses chapitres « Obduration » et utilise les phrases suivantes en guise d'ouverture du susdit chapitre : « Il retrouve enfin le Steve d'avant, un bulldozer que rien n'arrête, un pitbull qui ne lâche jamais prise. Hélas, il sait où cette virée dans la vallée de Bolton va les mener. Sur des rails que le tueur a placés pour eux. »


L'obduration, obscur linceul de lin, seul en les cieux ténébreux, merveilles vermeilles hantés de sang, à une main de l'humain, mais à une truelle du cruel. Excitation extatique de l'exécuteur éthique qui exclut l'excuse et le pardon, don de par le fond du myocarde d'un cœur à cramer, d'une âme à la mer ou d'une personne à transpercer. Surdité absurde envers son prochain, prêche inaudible d'être libre, de partager, de part et d’autre du monde entier, départ âgé de la volonté, de l'empathie, du velouté de la sympathie…


À bon entendeur, salut.

 

Un matin devant la porte du Louvre, Édouard Debat-Ponsan, 1880
Un matin devant la porte du Louvre, Édouard Debat-Ponsan, 1880

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