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Mot 52 : céruléen, « ma première œuvre d’art »

Il était une fois, un fils de peintres qui se passionnait pour le judo. Il s’appelait Yves Klein. Son père était figuratif : féru d’équitation et amoureux des chevaux, il voulait que son chérubin s’inspire de lui. Sa mère était abstractionniste, aimait les couleurs vives et les figures géométriques ; elle voulait, elle aussi, que son fils prenne l’exemple. Mais Yves n’aimait pas les chevaux, il n’aimait pas non plus les figures géométriques. Dès qu’il eut les moyens et l’âge de le faire, il partit au Japon pour parfaire sa maîtrise des arts martiaux. Il revint changé, requinqué, quelques tableaux sous le bras. Il avait vingt-sept ans quand il les exposa pour la première fois. Ce n’était pas figuratif, ce n’était pas abstrait, c’était juste monochrome. Les toiles étaient tout simplement recouvertes d’une épaisse couche de bleu outremer. Ce n’était pas particulièrement une performance impressionnante, mais il y avait un petit grain de je-ne-sais-quoi qui faisait que la couleur subjuguait, envoûtait, hypnotisait. L’exhibition fut un franc succès et Yves Klein continua de peindre, toujours avec le même pigment, mais sur différents supports, en utilisant différentes techniques picturales et avec différents calibres.

En 1958, il inaugura une nouvelle exposition. « Ainsi, le bleu tangible et visible sera dehors, dans la rue, et, à l’intérieur, se sera l’immatérialisation du Bleu », expliquait-il à l’habitude à ses convives. Et il y a de quoi les déboussoler, ces convives : le fameux « bleu tangible » se retrouve en effet sur les cartes d’invitation du peintre, mais aussi sur les rideaux, sur la vitrine, mais une fois qu’ils furent entrés dans la pièce, quelle ne fut pas leur surprise de découvrir une vaste galerie aux murs blancs et immaculés, vide et silencieuse. La seule touche d’outremer était dans le gin tonic, que l’hôte avait préalablement mêlé à du colorant bleu de méthylène. À partir de ses trente-deux ans, il changea de domaine et commença à se faire connaître pour ses célèbres « anthropométries », des corps féminins recouverts d’acrylique bleu et imprimés sur une toile vierge. Mais tout ne pouvait pas continuer ainsi dans le meilleur des mondes. Un arrêt cardiaque l’emporta vers l’outre-tombe alors qu’il n’avait que trente-quatre ans. Il laissa derrière lui une épouse enceinte, des dizaines de peintures et de sculptures, et une nouvelle couleur, l’International Klein Blue (abrégé IKB), qui se rapproche fortement du bleu céruléen.

L’adjectif céruléen vient du latin « caeruleus » (« qui a la couleur du ciel »), dérivé de « caerulus » (« voûte céleste »), diminutif de « caelum » (« grand ciel », « éther »), lui-même du proto-indoeuropéen « (s)kai » (étymon de « ciel »). Contrairement à ce que laisse penser son origine, il ne s’agit pas d’une nuance de bleu ciel. Enfin, il ne s’agit plus d’une nuance de bleu ciel, bien que ce soit l’acception qu’avait l’adjectif à son apparition en français, avant de devenir une nuance de pers-turquoise. Mais aujourd’hui, céruléen (céruléenne au féminin) qualifie plutôt un bleu intense, profond, à la fois bleu outremer, bleu azurite et bleu roi. Mise à part son adéquation pour décrire le ciel bleu du soir, cet adjectif peut très bien s’utiliser pour les lacs, les mers et les océans coralliens du Sud. Une couleur qui est donc visiblement en danger d’extinction, les marées noires et la pollution gagnant chaque jour un peu plus de terrain sur les marées azurines et les écosystèmes marins.

On retrouve cet adjectif qualificatif sous la plume de nombreuses écrivains et poètes. Michel Tournier, par exemple, l’utilise dans Vendredi ou les limbes du Pacifique : « Des mouettes noires et blanches tournoyaient en gémissant dans le ciel céruléen où une trame blanchâtre qui s’effilochait vers le levant était tout ce qu’il restait de la tempête de la veille ». On le trouve aussi dans la revisite des métamorphoses d’Ovide par Arsène Houssaye au XIXème siècle : « Eurydice, enveloppée d’une draperie céruléenne et couronnée de blancs asphodèles, donne la main à Orphée. » Et plus proche de nous, l’auteur de A game of thrones (oui, celui qui a inspiré la série à succès), George R. R. Martin : « Bordé de croissants de lune et céruléen comme un matin d'été, son manteau devenait bleu sombre au fur et à mesure que, tout en rougissant un à un les croissants de lune, l'imbibait le sang. »

L’adjectif céruléen possède également un sens figuré beaucoup moins commun puisque non répertorié par la plupart des dictionnaires français. André Gide est un des seuls auteurs à en faire usage dans une correspondance à Paul Valéry, en février 1891 : « Louis me trouve vicieux, je me trouve pire et, par ma nécessaire réaction, je n'ai jamais eu plus violent désir de revoir votre conscience céruléenne de poète. » Il l’utilise alors comme synonyme de doux ou de rêveur, de la métaphore d’« esprit céleste ».

Un petit oiseau venu de l’Amérique centrale porte cet adjectif qualificatif dans son nom vernaculaire : le guit-guit céruléen, guit-guit à pattes jaunes ou sucrier pourpre. Ce volatile de la famille des thraupidae, ou passereaux, est un sublime petit animal de dix centimètres à peine, au plumage couleur bleu profond pour le mâle, mais turquoise-vert d’eau pour la femelle. Il se nourrit principalement de nectar floral et de petits insectes.

Mais dans toute cette histoire, celui qui avait la conscience la plus « céruléenne », ce n’est pas Paul Valéry, ni le petit oiseau magnifique qui porte ce nom, non. L’homme le plus céruléen, le plus rêveur, le plus amateur de lapis-lazuli et de saphir, cela restera toujours Yves Klein, qui disait lui-même, et sans aucune prétention : « Le ciel bleu est ma première œuvre d’art ».


 

Pour illustrer le mot du jour, une céruléenne sculpture sans titre d'Yves Klein
Pour illustrer le mot du jour, une céruléenne sculpture sans titre d'Yves Klein

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