top of page

Mot 69 : smaragdin, « les ondoiements d’une mer »

Il était une fois, un riche marchand. Il venait d’Inde et allait par avion en direction de Londres. Nous étions un jour quelconque, lambda, un jour qui ne détonnait en aucun point de tous les autres. Il tenait, enveloppée dans la plaine immensité de ses mains, une petite boîte en métal fin. Sur ses lèvres se profilait l’esquisse d’un sentiment profond d’angoisse et de peur. Il guetta d’un œil inquiet le visage des autres passagers. Et resserra davantage la boîte qui semblait maintenant s’imbiber de l’humidité de sa peau, et rouiller. Il avait chaud. Il avait froid. La pression atmosphérique diminua soudainement. On leur annonça que l’on venait de survoler le Mont-Blanc et que Genève approchait à grands pas.


Puis, tout se cassa. Il y eut une secousse et l’avion se mit brusquement à chavirer, à tanguer, trembler, tressaillir, brûler à cause frottement de l’air. Puis, l’appareil explosa, vomissant des tonnes de débris matériels et humains, grinçant et hurlant au secours, s’écrasant sur la neige. Nous étions le vingt-quatre janvier 1966, il était à peine onze heures ; un Boeing 717 venait, pour la seconde fois depuis le début du demi-siècle, de mourir à quelques mètres du Toit de l’Europe ; cent-dix-sept victimes dont on alla faire le deuil, zéro rescapé, dent pour dent, œil pour œil…


Tout de suite on envoya un hélicoptère survoler la zone de l’accident. On commença par voir des corps animaux, puis des corps d’enfants, puis d’adultes, et enfin celui du pilote, figure figée dans l’enflure enneigée. Puis, on chargea un maigre peloton de retrouver la boîte noire, celle qui devait contenir l’enregistrement des dernières secondes du bolide. Mais on ne la retrouva jamais. Quarante-sept ans passèrent. Plusieurs groupuscules, envoyés, ou non, par l’État, venaient régulièrement sur le site, histoire de vérifier et de constater de nouveau. On découvrit des dizaines d’objets recrachés par le glacier, on se morfondit, se noya dans les larmes, pleura les victimes, pleura leur famille, et on finit un jour par oublier ce qu’on cherchait ; une réponse, une cause, un coupable à juger. Au fur et à mesure, on dédramatisa la situation, puisque l’accident se faisait de plus en plus lointain. L’indifférence prit le dessus ; et on arrêta de chercher désespérément comme on le faisait vainement depuis des années.


Cependant, le vingt-quatre septembre 2013, tout allait recommencer. C’était un « jeune Savoyard », comme le disait la presse, qui désirait conserver son anonymat. Amateur d’alpinisme, il était en train de marcher dans les vestiges de ce qui fut autrefois la tombe de plus d’une centaine d’êtres. Quand une petite boîte en métal fin attira son attention. Elle n’était pas plus grande qu’une boîte à sucre, cabossée, calcinée, ravagée, brûlée, comme si les neiges éternelles l’avaient avalée et digérée. Alors il l’ouvrit. Elle contenait plusieurs sachets de coton, dont certains étaient encore marqués d’une inscription presque illisible, mais glaçante : « Made in India ». Il dénoua la ficelle qui entourait l’un d’eux, et fut ébloui par l’éclat smaragdin.


Le magnifique adjectif qualificatif smaragdin (smaragdine au féminin), est issu d’un nom masculin latin, « smaragdus », qui signifie émeraude. Il est d’ailleurs assez amusant de constater que cet étymon aura donné émeraude (après ajout d’un E de svarabhakti, suppression du S au profit d’un accent, francisation de la terminaison, et cætera…), mais aussi un de ces synonymes, que l’on classe généralement dans les catégories « rare » et « désuet », smaragde. Quant à ce mot latin, il est dérivé du grec ancien « σμάραγδος » (« smáragdos ») ou « μᾰ́ραγδος » (« máragdos »), lui-même issu d’une proto-langue sémitique inconnue, mais dont l’influence se retrouve en hébreu (« בָּרֶקֶת », « bareket »), en akkadien (« baragtu »), en arabe (« بَرْق », « barq », qui signifie « lumineux » ou « brillant »), en sanskrit (« मरकत », « marakata »), en persan (« զմրուխտ », « zomorrod ») et en arménien ancien (« զմրուխտ », « zmruxt », qui détient officiellement le prix du plus grand pourcentage de consonnes).


Pour faire simple, et pour corroborer l’étymologie que l’on vient de voir, disons que ce qui est smaragdin possède une — ou plusieurs — des caractéristiques de l’émeraude, cette pierre précieuse moirée d’une diaprure verte et spécieuse. Que ce soit donc dans la couleur, l’apparence, la matière, la rareté, la quintessencerie ou la beauté. La brillance de ce caillou tant convoité a également entraîné la création d’un deuxième sens plus propice à l’utilisation quotidienne ; en effet, quelque chose smaragdine est quelque chose de coruscant, de lumineux, d’éclatant, de chatoyant, de rutilant ; bref. Mais on peut évidemment s’amuser à lui donner d’autres ribambelles de définitions, l’émeraude étant par excellence symbole de la verdure, de la nature, de la pureté, de la préciosité, de l’éloquence, de l’abondance, de l’apaisement total et stoïcien. Rappelons également qu’elle est de la famille du béryl, qui provient du grec ancien « βήρυλλος » (« bếrullos »), qui désigne un « cristal de la couleur de l’eau de mer », d’où on a puisé le prénom éponyme, signifiant selon les horoscopes et autres fantaisies extraordinaires l’hyperactivité, la dynamie, la curiosité, et cætera…


Bien que très rares et très absconses, ses consonances exotiques et rondelettes font mouche auprès des écrivains et ornent un bon nombre de textes romantiques ou plus modernes. Par exemple, il est employé dans son sens premier dans cet extrait des Eloux d’Alcanter de Brahm (1932) : « Le décor smaragdin, dans cette symphonie, / tranche avec le ton chaud / des murs au blanc de chaux / que recouvre la tuile aux reflets d’incendie. » Ou encore à la fin de ce fragment voluptueux de Sébastien Roch (Octave Mirbeau, 1890) : « Ce n’était plus la lande plate, infinie de tristesse, tendant sur le sol infertile le velours chancreux de ses sombres tapis, lamés de l’argent pâle des flaques d’eau. Une vie multipliée germait dans les emblaves que les seigles naissants et les jeunes blés couraient de gais frissons smaragdins. » Enfin, dans les Contes absurdes d’Alain Bertrand : « Le gris-bleu des nuages, au loin, se confondait avec les ondoiements d'une mer smaragdine. » Que de douce poésie !


Smaragdine rutilance de la boîte perdue, émeraudes aboyantes et rubis rubescents, saphirs débordants de la substantifique moelle, lame des substances mirifiques du béryl marin et âme bénéfique du péril de l’airain. Préciosité à rendre fou, prix glorifié d’un immense courroux, rousseur de Vérone et douceur de gorgone, charogne trompeuse de brutalité, vergogne onéreuse de sensibilité. Légère et sublime, congère de maximes, mégère unanime, dont on est la victime. L’émeraude de tous temps, maraude de Titan, est un vol de la chaleur de la Terre, ou la lâche erreur que de rater, lissage latéral, puis polissage plurilatéral du caillou vert qu’a ouvert la cave où l’on crève, de Cléopâtre à Dietrich, cloporte du riche, qu’on porte ou qu’on triche. Smaragdine beauté, smaragdin désastre, astre de beauté, ou béatitude félicitée de la strate renfermée…


À bon entendeur, salut !

 

Le Christ vert, de Paul Gauguin (1889)...
Le Christ vert, de Paul Gauguin (1889)...

11 vues
bottom of page