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Mot 53 : flouve, « ce parfum qui communique l’ivresse »

Il était une fois, celui que certains nomment « le plus grand écrivain de toute la littérature française », celui que Charles Baudelaire, magnifique et majestueux poète, qualifiait de visionnaire et de passionné, précisant également que « tous ces personnages sont doués de l’ardeur vitale dont il était animé lui-même ». Honoré Balzac, né à Tours à la veille du XIXème siècle, qui s’anoblit quand l’heure fut venue en s’ajoutant une particule. Dès l’adolescence, il se plongea profondément dans des études de droit chez un avoué de la ville Lumière. C’est à l’âge de vingt-et-un ans qu’il commença à écrire ; ses premières œuvres furent publiées, ses premières œuvres furent des échecs glaçants qui aiguillèrent spontanément Honoré vers un autre domaine. Ce dernier décida alors de lancer une entreprise d’imprimerie. Elle fit faillite, et le futur auteur se mit à ployer sous le lourd fardeau des dettes. En dilettante, il continua d’écrire, à chaque fois qu’il avait une seconde de temps libre à combler. En 1829, il arracha sa couverture et publia un premier roman sous sa vraie identité. Les résultats parlaient d’eux-mêmes : cette fois-ci, Balzac avait visé juste. Il gagna en popularité et devint ami avec Victor Hugo, Guy de Maupassant, Charles Baudelaire… C’est alors qu’il choisit de se jeter dans un grand projet qui dura jusqu’à ses derniers instants : La Comédie humaine, un gigantesque recueil de nouvelles, de romans et de contes. Il entend par ce titre retracer l’« histoire naturelle de la société », « peindre les deux ou trois mille figures saillantes [de son] époque. » Mais les mauvaises nouvelles commencèrent à s’enchaîner à une fulgurante rapidité, parsemant d’imprévus la vie d’Honoré de Balzac, le conduisant jusqu’à la mort. L’anthologie est finalement posthume. Elle regroupe quatre-vingt-dix œuvres et deux mille quatre cent-soixante-douze personnages différents. On y retrouve des vedettes de la littérature comme La Peau de chagrin, Le Père Goriot, Illusions perdues et le célébrissime Le Lys dans la vallée. C’est d’ailleurs dans cette ouvrage-là que l’on trouve en partie le titre de ce billet : « Avez-vous senti dans les prairies, au mois de mai, ce parfum qui communique à tous les êtres l’ivresse de la fécondation, (…) une petite herbe, la flouve odorante, est un des plus puissants principes de cette harmonie voilée ».

La flouve est un véritable casse-tête pour les étymologistes qui tentent depuis des années de trouver une origine plausible à ce mot. En vain, bien évidemment. Il s’agit d’une espèce de plante dorée à l’apparence d’épi de blé, et dont le nom scientifique est (entraînez-vous à le prononcer pour impressionner la famille) : anthoxanthum odoratum. Ce dernier est composé du grec ancien « άνθεμον » (« ánthemon », « fleur », qui a par exemple donné chrysanthème) et « ξανθόν » (« xanthón », qui signifie « jaune »), ce qui pourrait nous laisser penser que le nom vernaculaire ambigu de cette plante (flouve, donc) proviendrait du latin « flavius » (« jaune »), « flos » (« fleur ») ou « flavor » (« saveur, odeur »). Et là, je vous vois venir, votre crayon d’envoyé spécial entre les dents, le microphone dans la main moite : « Mais pourquoi donc « odeur » ? » Eh bien car la flouve est essentiellement connue comme la mauvaise herbe qui donne son effluve si particulier, doux et reconnaissable au foin ; et par extension, la senteur du foin elle-même.

Dans la littérature française du XIXème siècle, on peut dire que l’odeur du foin est un lieu commun omniprésent et inévitable. On la retrouve par exemple dans l’envoûtante poésie d’Alfred de Musset : « Que j’aime le premier frisson d’hiver ! le chaume, / Sous le pied du chasseur, refusant de ployer ! / Quand la pie vient aux champs que le foin vert embaume (…) » (Que j’aime le premier frisson d’hiver ! (1829)). L’obsession de Cézanne était indéniablement les pommes, mais celle de son ami d’enfance, Émile Zola, les odeurs. Dans La Terre, il décrit la fragrance des femmes comme : « Cette odeur âcre (…), ce parfum violent de foin fouetté de grand air (…) ». Le paradis terrestre. Joris Karl Huysmans, lui, décrit sans cesse la silhouette comme un feu d’artifice de sensations visuelles, gustatives et olfactives : « la vision s’envola et une odeur fine de bergamote et de frangipane, de moosrose et de chypre, de maréchale et de foin qui traînait çà et là, mettant une de ces touches sensuelles de Fragonard, un papillotage de rose dans le concert de fadeurs exquises. » Au cours du siècle suivant, l’ode à Simone de Rémy de Gourmont compte encore une occurrence de cette allusion à la flouve : « Simone, il y a un grand mystère / Dans la forêt de tes cheveux. / Tu sens le foin, tu sens la pierre / Où des bêtes se sont posées. » Ici, le troisième vers pourrait être revisité en « Tu sens la flouve, tu sens le pétrichor », mais ne rentrerait pas dans la mesure. Enfin, Giorgio Bassani, un écrivain italien qui n’aura pas pu voir le XXIème siècle, en fit carrément un livre : L’Odeur du foin, paru en 1979 où l’auteur semble s’en servir dans un contexte de nostalgie.

Depuis sa découverte en 1753, la flouve odorante, aussi nommée chiendent-odorant, foin-odorant et foin-dur, s’est révélée comme une aubaine, malgré son statut persistant de « mauvaise herbe ». On l’utilise comme une plante médicinale efficace contre l’inflammation, les insuffisantes veineuses, les œdèmes et la nervosité, d’où son usage courant dans les tisanes apaisantes. Durant toute sa présence sur Terre, elle change plusieurs fois de parfum : plantée et entière, c’est celle du foin ; coupée, elle libère un fumet vanillé ; moisie, elle sent… le moisi et sécrète une antivitamine K pouvant provoquer de très graves hémorragies. Le restaurant du Cerf, à Cossonay en Suisse, a fait d’une découverte par sérendipité (voir mot 45) leur spécialité : les rognons de veau cuits au four avec de l’aluminium, assaisonné d’une douce sauce à la flouve.

Résumons. Au départ, la flouve odorante est un mélange parfaitement dosé entre la vanille, la paille, le blé et le laurier, mais est avant tout utilisée pour l’odeur énergisante, enivrante, provocatrice de nostalgie et de fraîcheur du foin fraîchement coupé…


 

Pour illustrer la douce odeur du foin fraîchement coupé, La Sieste de Vincent Van Gogh, 1890
Pour illustrer la douce odeur du foin fraîchement coupé, La Sieste de Vincent Van Gogh, 1890

PS : on avait bien fixé un objectif de trois mots par semaine ? Alors, rendez-vous ici mardi prochain !

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