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Mot 64 : limerence, « de l'euphorie au désespoir »

Il était une fois, une société clivée, coupée entre deux familles rivales et inconscientes. L'une était la famille Montaigu, l'autre la famille Capulet. Ces deux camps étaient séparés par une ligne d'hémoglobine infranchissable et intransigeante. Une ligne qui faisait de la ville de Vérone le théâtre de la Comédie humaine, de ses caprices ridicules et infondés, de ce monumental gâchis désastreux que l'adversité.

Enfin, trêve de considérations mi-morbides et mi-morales. Roméo Montaigu était encore jeune, encore fou, comme disait Aznavour. Roméo était amoureux de Rosaline, de sa tendre bohème qui finit par le plonger dans une lugubre mélancolie après qu'elle lui eut avoué ne pas partager ses sentiments. Naufrage. Ses amis, Benvolio et Mercutio, qui étaient cachés dans un buisson, observant d'un œil goguenard la scène du râteau, lui conseillèrent de se rendre à l'évidence et à la fête organisée par les Capulet en l'honneur de leur fille, une certaine Juliette.

Juliette Capulet était dans son antichambre dorée, comblée mais vacante, sûre d'elle mais égarée. Elle hésitait. Sa mère et sa nourrice l'avaient tant bien que mal persuadée de participer à cette soirée, et après avoir résisté, elle avait accepté. Mais était-ce une bonne idée ? Allait-elle rencontrer la flamme qui animerait son cœur flasque ? Allait-elle devoir subir la pression de sa famille pour la marier au plus vite ? Elle soupira. Lassée d'être la seule héritière des Capulet, lassée de devoir porter sur son dos le pesant fardeau des responsabilités. Après tout, elle n'avait que quatorze ans…

Le sort se réalisa, et, en un rien de temps, les préparatifs furent achevés, et les convives invités à entrer. On dansa, on chanta, on parla, on mangea, on but. Les bougies étaient allumées, et les flammes sensibles vacillaient au rythme frémissant de la fête. Il manquait quelque chose à Roméo. Il manquait quelque chose à Juliette. L'un était discret, voilé par un filet d'ombre, sous un platane, tandis que l'autre était, malgré elle, inondée sous un flot continu et diffus de paroles mêlées. Les yeux fatigués, l'âme enflammée, elle tourna la tête un instant, laissant son regard apitoyant et ardent divaguer dans les plaines infinies de l'Univers. C'est alors qu'elle le vit.

C'est alors qu'il la vit.

Le cœur de Juliette s'alourdit, s'accéléra extraordinairement, et rugit. Elle était sourde, muette, aveugle, incapable de décrire ce qui lui arrivait. C'était l'amour. Oui, Juliette, c'était bien l'amour. Sa respiration se saccada ; elle toussa. Sans attendre, elle se retira. Elle transpirait à grosses gouttes, avait chaud, avait froid. Les larmes aux yeux et les cheveux en bataille, elle sentit qu'elle devait se libérer, poser des mots et des idées sur ses sentiments qu'elle ne pouvait plus brider. Alors, dans un élan fantastique de vaillance, elle déclara sa passion subite pour Roméo. Et, contre toute attente, elle n'était pas seule.

Le terme limerence, ainsi que le concept qu'il sert à décrire, ont été inventés par la psychologue américaine Dorothy Tennov en 1979. C'est en cette année-là qu'elle publia le fruit de dix-neuf ans de travail, soient cinq cent-quatre-vingt-dix-neuf millions cent-quatre-vingt-quatre mille secondes pendant lesquelles elle interrogea plus de cinq cents personnes sur leur rapport avec l'amour lui-même, dans un ouvrage à la fois scientifique et sociétal intitulé Love and Limerence: the experience of being in love (ou Amour et limerence : l'expérience de tomber amoureux en français). Elle y précise notamment que son étymologie est totalement infondée, quoique formée uniquement pour les sonorités, qui furent choisies pour « respecter » la douceur et l'âcreté de ce mot, vous verrez ensuite pourquoi. Cependant, certains curieux Espagnols (chez qui la limerence existe sous la forme « limerencia ») se sont amusés à le relier à une contraction (malencontreuse ?) de « limerick » (qui est le vers, généralement court et humoristique, qui clôt de nombreux poèmes anglais) et « romance », dont la traduction est totalement transparente. La seule chose absolument certaine, c'est que la limerence, telle qu'elle est en français, est importée d'Outre-Manche.

Sa créatrice elle-même définit la limerence comme « un état interpersonnel involontaire qui implique des pensées intrusives, obsessionnelles et compulsives, des sentiments, et des comportements subordonnés à la réciprocité émotionnelle perçue chez l'objet d'intérêt. », ou, plus poétiquement dit : « un état d'adoration et d'attachement involontaire — potentiellement inspirant (…), allant de l'euphorie au désespoir. » (Lynn Willmott, Love and Limerence: Harness the Limbicbrain, Lathbury House, 2012 (Amour et limerence : dompter le cerveau limbique en français)). Ou, encore plus simplement, la limerence est l'état d'esprit de celui — ou celle — qui éprouve d'un coup une attirance (plus amoureuse que sexuelle, si cette précision vous réconforte) d'une intensité folle, et qui attend avec impatience que ces derniers sentiments soient réciproques.

Dans Roméo et Juliette, pièce rédigée et publiée par l'Anglais William Shakespeare dans les années 1590, on peut trouver plusieurs cas de limerence. Tout commence avec l'amour caché que Roméo éprouve vis-à-vis de Rosaline, qui, lorsqu'elle va l'apprendre, va se mettre en colère et repousser son prétendant. Première limerence. D'une certaine façon, les deux coups de cœur qui s'ensuivent entre les héros éponymes de la tragédie sont également des cas de limerence flagrants et d'une extrême vélocité, qui consument les deux sujets comme des flammes létales. Chacun attend la validation de l'autre, et, comme dans l'écrasante majorité des idylles de la littérature, cela vire rapidement au cauchemar…

D'un point de vue psychologique et scientifique, la limerence est à prendre très au sérieux. Elle disparaît généralement au bout de quelques mois si on a obtenu une réponse positive, ou si on a réussi à se focaliser sur un sujet autre, mais peut également rester et s'ancrer de plus en plus profondément dans le cœur du principal intéressé avec le risque que cela détériore sa vie quotidienne… Si elle va trop loin, ou si l'un des deux membres s'oppose à l'union, les répercussions peuvent être franchement conséquentes : le premier risque de sentir comme un abandon éhonté et incompréhensible. Et là, toutes les hypothèses, même les plus abominables, sont permises : jalousie incoercible, tristesse extrême, enfermement et recroquevillement, perte de confiance en soi, impression omniprésente d'avoir loupé sa vie, suicide, et cætera… Enfin bref, que de joie et d'allégresse ! Un article de Wikipédia en anglais (Limerence), traduit par nos soins, parle d'une « ambiguïté paralysante », puis d'une « vacillation labile ».

Limerence. Limerence qui lime et rend si rance, erre en silence, et si rassise que lente et langoureuse, et languissante. Grand moment d’errance, perte de confiance, symptômes de l’amour fou, amer et doux, état d’attente et d’impatience, état pantelant d'impuissance. Perte, chute, naufrage au fond du cœur, la rage et la rancœur, arrachant la peur d'un geste sauvage. La limerence, lit de douleur et perspective obscure et insoluble de voir au fur et à mesure la passion plutôt que l’amertume. Déliquescente membrane entre l'infatuation et l'affection sincère ; triste linceul à haine ou à amour… Limerence, tout simplement.

À bon entendeur, salut.

 


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