Mot 29 : mystérieuse coquecigrue
- La Peinture des Mots
- 28 nov. 2018
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Il était une fois, un inventeur de mots. Né dans l'indifférence et dans le mystère, à une date inconnue, dans une province reculée de la campagne française, il était féru de linguistique et de savoir. Sa vie toute entière est faite d'énigmes, d'ombre. Il s'entoure de mystère. Si bien que ses deux premières oeuvres, qui connurent un succès incroyable, furent publiées sous un faux-nom, formé à partir d'une anagramme : Alcofribas Nasier, à une date indécise. L'histoire est celle d'un jeune géant particulièrement talentueux qui voyage avec son précepteur. Un livre au scénario plutôt peu séduisant mais qui regorge à ras-bord de mots étranges, de formules inconnues et de néologismes répartis pèle-mêle qui lui valurent le très auguste surnom du "roi des néologismes" : syllogistique (voir mot n°9), lourpidon, picrochole, bacbuc, agélaste, anicroche, automate, indigène, quintessence, haltère (eh oui, ces quatre derniers furent inventés par cet auteur) et coquecigrue.
Et c'est ce dernier qui nous intéresse le plus. Coquecigrue. Ce joli mot, que l'on pouvait avant orthographier cocquecigrue et que l'on pourra bientôt orthographier coxigrue, se trouve pour la tout première fois dans une des répliques d'une sorcière qui explique à son interlocuteur, Gargantua, que le royaume de Picrochole lui sera rendu "à la venue des cocquecigrues". On comprend alors qu'elle parle d'un oiseau (fantastique), et c'est parfaitement juste, car la coquecigrue serait le mélange parfaitement dosé entre le coq, la grue et la ciguë, une plante toxique dont elle est friande.
Ce serait d'ailleurs de l'union de ces trois mots que viendrait le nom de cette créature fabuleuse, de cette chimère. D'autres soutiennent que le mot serait en fait la fusion du coq, de la grue et de la cigogne (non pas la ciguë). Encore plusieurs hypothèses plus scientifiques proposent une origine grecque, venue de la fusion entre les mots "χoχχoς" (coque, pépin, graine) et "γpu" (qui désigne la très importante rognure d'ongle), ou, encore plus passionnant, un ensemble créé par les termes "coque" et "gruer", un verbe d'ancien français, synonyme d'attendre. Et cette dernière hypothèse est très intéressante puisqu'elle est celle qui se rapproche le plus de notre expression : "à la venue des coquecigrues", c'est-à-dire, par déduction, quand les poules auront des dents.
Maintenant que l'on comprend le premier sens du mot coquecigrue, on peut se dire que Gargantua s'est bien fait arnaquer, car la sorcière lui a raconté bien des coquecigrues qui lui ont donné du fil à retordre. Encore des coquecigrues ! Oui, car ce mot peut très bien s'utiliser au sens figuré, celui d'un mensonge inutile, incompréhensible, mal brodé, celui d'une sornette, d'une salade, d'une baliverne, d'une calembredaine, d'une frivolité ou d'un rêve irréalisable, d'une illusion, d'un conte à dormir debout, d'une chimère burlesque rafistolée de tous les coins.
Dans le monde culturel, notamment de la littérature, on retrouve très régulièrement des coquecigrues, en général dans sa deuxième facette. Par exemple, Coquecigrues est le nom d'un roman de Jules Renard, celui d'un hibou dans la série Harry Potter, de la deuxième pièce de l'opus posthume d'Érik Satie et bien d'autres exemples pourraient être cités s'il n'y avait aucune contrainte de temps et de place...
Voilà. Aujourd'hui, vous aurez, je l'espère, un joli mot. Un mot qui, décidément, s'entoure de nébulosités qui font de lui un trésor exceptionnel du dictionnaire commun, tandis que son inventeur mérite largement la Une du dictionnaire des noms propres...
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