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Mot 56 : pelleteux de nuages, « déconnecté de la réalité »

Il était une fois, un sélénite. Sélénite dans le sens où il passait la majeure partie de son temps sur l'astre lunaire, car telle était son échappatoire. Antoine de Saint-Exupéry venait de subir la perte de son père, et celle de son frère qui n'avait pas survécu plus d'un mois. Sa mère, Marie, était donc seule, avec une ribambelle d'enfants sous le bras, et malgré l'aridité et les aléas de la vie quotidienne, elle conservait un inébranlable optimisme. Antoine bénéficia d'une éducation irréprochable, tant au sein de la demeure familiale et ancillaire que pendant ses études, et obtint son baccalauréat, mais de justesse. Son point faible, tout le monde le lui reprochait : il rêvait, et trop au goût de ses professeurs. Le diplôme dans la poche, les formalités cochées, le futur écrivain se dirigea à grands pas vers ce qu'il avait toujours voulu faire : voler, quitter ce monde complexe et contraignant pour côtoyer les étoiles et chatouiller le soleil, comme un Icare moderne. À douze ans déjà, il avait écrit un poème (rien que ça), une déclaration d'amour, une ode, à l'avion : « Les ailes frémissaient sous le souffle du soir / Le moteur de son chant berçait l'âme endormie / Le soleil nous frôlait de sa couleur pâle. »

Le ciel, il désirait y aller ; les planètes, il voulait les rencontrer ; l'Univers, il souhaitait le traverser ; les mystères de l'Extérieur, il avait envie de les dévoiler. Voir du pays, s'éloigner de l'oppression, penser à autre chose. En 1943, un an avant sa funeste disparition, il écrivit Le Petit Prince, un roman allégorique, mi-autobiographique, mi-fantastique et différent des autres, mais un roman couronné de succès, vendu à des centaines de millions d'exemplaires, traduit dans plus de trois cents langues, couronné en tant que livre non-religieux le plus célèbre au monde. Mais en 1944, un événement va venir corroborer les horreurs lassantes de cette guerre qui n'en finissait plus de durer. Les circonstances en sont inconnues, le lieu en est incertain, le déroulement impossible à reconstituer, et le coupable introuvable. En cette nuit d'été, en cette nuit de combat, Antoine de Saint-Exupéry périt, puisque tout est périssable, brûlé dans un naufrage au milieu du désert, sans que personne ne s'en aperçût. Sa famille chuta alors dans une langoureuse torpeur, et Marie de Saint-Exupéry, désespérée et perdue, s'isola, se réfugia dans une croyance vaine et endeuillée, pour oublier les affres de son époque. Un hommage collectif ne tarda pas à tomber, créant une trêve tant attendue dans la vie des Français, un hommage au pelleteux de nuages qui avait côtoyé les étoiles et fini par rejoindre le rire cristallin de son héros qui l'attendait de pied ferme sur l'astéroïde B612.

Pelleteux de nuages est une expression tout droit venue du Québec, le pays des tabernacles et des câlices. Mais rassurez-vous, cette locution est, bien qu'un poil péjorative, très poétique. Je ne vous détaillerai pas les déboires de son étymologie, de peur de devoir y consacrer un paragraphe peu intéressant et aussi peu constructif. Bref, attaquons-nous aux choses sérieuses et cessons de patauger dans la semoule ou de pelleter les nuages. Ce québécisme rare est un synonyme d'idéaliste ou désigne simplement une personne qui ne se préoccupe pas des choses importantes, son activité de prédilection étant de brasser et d'entretenir des débats théologiques inutiles. D'autres préfèrent poétiquement la définition de « caresseur de chimères » ou de « rêveur ». D'ailleurs, une deuxième locution existe pour supplanter « pelleter des nuages » : « pelleter la boucane », mais cette dernière est, selon moi, nettement moins sympathique.

Le Devoir, un vieux quotidien généraliste montréalais, est visiblement tombé sous le charme de cette expression ; ses lecteurs assidus la retrouvent très régulièrement entre l'en-tête et l'ours. Elle est par exemple utilisée à des fins politiques dans le numéro du 7 février 2004 : « Il est plus que temps que les péquistes, « perçus comme des pelleteux de nuages », présentent des idées concrètes, ancrées dans la réalité des citoyens. » On la lit également dans l'édition du 12 décembre 2006 : « Dans le cas de Québec solidaire, bien des gens sont déjà convaincus qu’il s’agit d’un « gang de rêveurs ». Sans doute généreux et sympathiques, mais des rêveurs quand même. D’ailleurs, il faut l’être pour croire que les propositions qui seront soumises au congrès vont confondre ceux « qui aiment nous décrire comme des pelleteux de nuages ». » Figurez-vous également que « pelleteux de nuages » est le surnom du protagoniste de Sous les vents de Neptune (Fred Vargas) : « Bon sang, songea-t-il en se relevant, cela commençait à faire beaucoup de rages (…). Comme aurait dit Sanscartier, il virait boutte pour boutte [en tous points]. Et il ne se suivait plus. Ni sur ses rages meurtrières ni même sur ses nuages que, pour la première fois, il n'aimait plus pelleter. »

Pour l'anecdote, sachez que ces fameuses « rages meurtrières » étaient dirigées à l'encontre d'un certain Bernard Vétilleux, qui est au vétilleur ce que le pelleteux est au pelleteur de nuages. Au passage, le verbe vétiller (du latin « vitilitigare » (« chicaner ») ou « vitilia » (« objet d'osier »), ou encore de l'espagnol « vetilla », diminutif de « veta » (« petit fil »)) est un synonyme quasi-parfait pour pelleter des nuages, c'est-à-dire flâner, ne pas se soucier des problèmes réels.

Mais malgré tout cela, on les aime bien, les pelleteux de nuages, qui sont certes mis à part, mais sans trouble et sans encombre. Tristement, l'usage a donné à cette expression une connotation négative, voire insultante (dans des cas modérément rares, tout de même) ; sûrement en référence aux palabres bornées que « les grandes personnes » devaient adresser au jeune Antoine de Saint-Exupéry, le pelleteux de nuages au sens propre du terme.


 

Un pelleteux de nuages au sens propre, Le Voyageur contemplant une mer de nuages, de Caspar David Friedrich...
Un pelleteux de nuages au sens propre, Le Voyageur contemplant une mer de nuages, de Caspar David Friedrich...

P. S. : On avait bien dit trois mots par semaine ? Rendez-vous mercredi prochain pour le cinquante-septième numéro !

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