Mot 32 : ivre emblondie
- La Peinture des Mots
- 4 déc. 2018
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Il était une fois, un explorateur. Un grand explorateur, qui resta à jamais gravé dans la mémoire mondiale, un voyageur grandiloquent mais un un peu naïf. Il atterrit sur les bras de sa mère en plein automne de l’année 1451, dans une maisonnette génoise. 1451, une grande année pendant laquelle se déroulait la grande course au monde, une époque pleine de grandes gens qui voulaient coloniser la planète bleue, avide de découverte et de richesses. C’est dans cet univers qu’il baigna. Et on peut dire qu’on aura jeté le bébé avec l’eau du bain, puisque c’est dans l’Océan Pacifique qu’il connut le sommet de la gloire. « En cette année 1492, [Les Altesses] m'ordonnèrent d'emprunter la route de l'ouest, [...] m'anoblirent et [...] décidèrent que je serais grand amiral de la flotte océane et vice-roi des terres découvertes et à découvrir. [...] Je quittai le port de Palos. ». Le quatre août, il prend le large, lève le cap, largué les amarres et oriente la barre vers ce qu’il croit être l’Inde. Et comme dirait un de ses confrères marins, il se fourrait le doigt dans l’œil jusqu’à l’omoplate. Son voyage fut tumultueux, tout comme les vagues sur lesquelles il vogua. Au bout d’une semaine seulement, l’équipage n’était plus au complète et la faim terrassait déjà les estomacs creux. Certains marins eurent le scorbut, d’autres n’iront pas assez loin pour entrevoir leur score ou leur but. Sur les dix-huit caravelles, plusieurs avaient fait naufrage. On y souffrait. Chaque goutte d’eau potable devint un rare privilège, chaque algue était un espoir d’enfin apercevoir la terre à l’horizon. Chaque lueur lointaine était une coruscante perspective, une fausse joie. Le vingt-cinq septembre 1492, victoire. Terre à l’horizon ! Les marins ivres et assoiffés préparent les vaisseaux à poser la proue sur le sable. Mais le hasard fait parfois mal les choses. Ce n’était une île, ce n’était pas un isthme. C'était une illusion, c'était l'emblondie.
Et l'emblondie, qu'est-ce ? Non, ce n'est pas, comme son étymologie le fait croire, une femme blonde, ou quelque adjectif flavescent. Non, ce n'est pas, comme je voulais vous le faire croire, une illusion d'optique, ce n'est pas un parhélie. Sa définition est à la fois simple et complexe, naturelle et capillotractée. Elle est poétique : l'emblondie est la lueur qui point à l'horizon quand l'espoir s'est donné la mort, c'est le lointain halo tremblotant d'un phare qui est prêt à accueillir le navire. Et, comme dans le cas de Christophe Colomb, on peut la confondre avec une île.
Je voudrais graver un accent au marqueur aile de corbeau sur la rareté de ce mot, que ce soit dans la littérature (impossible de trouver quelque extrait le contenant) et dans les dictionnaires divers et variés (même dans les dictionnaires spécialisés dans le vocabulaire maritime, même dans les dictionnaires Littré et en ligne). Il est non seulement très propre à un domaine inexploré, mais aussi tombé dans l'oubli et dans la désuétude la plus éternelle. Emblondie est malheureusement un terme rarissime et c'est bien dommage.
La conclusion de cette histoire est une profonde réflexion philosophique. L'humain est décidément vulnérable, soumis à ses sentiments. Pensez-vous qu'une femme ou un homme en parfaite santé, nourri à volonté, joyeux et repu aurait confondu une île avec l'emblondie ou l'horizon ? Sûrement pas. Les conditions de vie sur les caravelles étaient inhumaines et y survivre était un exploit titanesque, la preuve est que seulement trois bateaux sont revenus alors que dix-huit avaient quitté le port espagnol. C'est le désespoir qui a causé chez ce marin cette illusion. Une bonne leçon de morale à retenir : ne pas encaisser sans rendre, ne pas cacher ses émotions, même s'il est clair que ce sujet est à traiter à part...
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