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Mot 66 : pofigisme, « l’inéluctabilité des choses »

Il était une fois, un aventurier. On le nommait Sylvain Tesson Depuis son adolescence, il passait son temps sur les toits, à marcher, courir, s'allonger parfois, dormir même, et admirer l'immensité céleste, admiré, lui, par les foules en émoi. Le prince des chats, l’appelait-on. Quand il dut grandir et gagner sa vie, il partit. Découvrir des pays, des cultures, trotter sur le globe et en faire le tour. Il visita les villes, la campagne, les îles, la cocagne. De l'Asie à l'Amérique, de l'Europe à l'Afrique, de Charybde en Scylla, enchaînant les blessures, les sécheresses, les poches et l'estomac vides. Il en fit des documentaires, puis des livres, et l'opinion l'accueillit à bras ouverts. Sa prose, de la poésie pure ; Sylvain jouait avec les mots comme avec sa vie, en faisait ce qu'il voulait, les domptait, les usait à son profit, se décrivant tantôt comme un toiturophile, tantôt comme un Wanderer, un intraduisible terme allemand : « Seuls peuvent vivre comme le vrai Wanderer ceux que nul lien n'attache, capables de répondre à l'appel du dehors sans accorder un regard à ce qu'ils abandonnent. »


2013. On était dans un petit village inconnu de la Sibérie. La neige, brûlante et glacée, giclait à toute vitesse sur la terre d'hiver. Le ciel était lugubre et encombré, l’air aride, et les nuages se vidaient peu à peu, déversant toute leur rage sur le monde. Quelques lumières timides et fades éclairaient la nuit : dans une taverne cabossée, buvaient quelques hommes. Tout était silencieux. Alors, arriva dans le champ un homme, d'une quarantaine d'années, épuisé, pantelant, éreinté par l'effort de la marche sur cet épais manteau blanc. Il avait faim, il avait soif, ses joues étaient écarlates et sa peau dévorée par la cramine, cette brûlure insensée administrée par le froid. Il souffla. Une couche vaporeuse d'humidité lui échappa des narines, troublant un instant l'atmosphère paisible. Il fallait qu'il se ressource, qu'il prenne le temps de reprendre son souffle, de s'arrêter un moment et de penser, et aussi d'écrire un peu. Il aperçut au loin une tremblante clarté dorée vers laquelle il alla, sans y réfléchir, d'instinct, comme si sa vie en dépendait.


C'était une maison, une auberge peut-être, une oasis providentielle dissimulée au milieu d'une désert torride. Il entra. Dedans buvaient et parlaient quelques hommes, la tête et la voix basses. Derrière un comptoir miteux, une autre personne essuyait un verre avec un tissu rapiécé. Quand il referma la porte, tout le monde se retourna vers lui, sans bruit, la figure surprise et timide. « Qui es-tu ? » lui demanda-t-on. Il s'appelait Sylvain. Sylvain Tesson, plus précisément. Dans la pièce, il n'y avait qu'une table, dont le bois était moucheté de quelques taches brunâtres et incurables. Le Wanderer s'assit, intimidé par la présence écrasante des autres clients. Et s'entama alors une conversation animée entre des hommes qui ne se connaissaient absolument pas, mais qui avaient tous un point commun : le pofigisme.


Ce mot, pofigisme donc (qu'il faut prononcer avec un G dur comme dans guibole), vient du russe « пофигизм » (« pofighizm »), qui désigne l'« attitude indifférente envers n'importe qui, n'importe quoi », ou une « apathie publique, connivence envers le mal » selon le pamphlétier Sergey Chuprinin. Ce mot est lui-même dérivé du verbe « пофиг » (« pofig », qui se traduit aisément par « faire abstraction » ou, plus simplement « s'en ficher »), composé des éléments « по » (« po », préfixe équivalent à notre « par ») et « фиг » (« fig », « ne pas s’intéresser, ne pas s’inquiéter, oublier... ») Quoi qu’il en soit, c’est bien Sylvain Tesson, en personne, qui le rapporta en France en 2014, dans son ouvrage à succès S’abandonner à vivre.


Ce livre, publié aux éditions Gallimard, est un recueil de dix-neuf histoires, regroupées en deux-cent-vingt-et-une pages, où l’auteur fait l’éloge du pofigisme, ce mot qu’il explique avoir mis plusieurs mois à dénicher. Et ce de manière poétique et admirative… « Il désigne une attitude face à l’absurdité du monde et à l’imprévisibilité des événements. Le pofigisme est une résignation joyeuse, désespérée face à ce qui advient. Les adeptes du pofigisme, écrasés par l’inéluctabilité des choses, ne comprennent pas qu’on s’agite dans l’existence (…). Ils accueillent les oscillations du destin sans chercher à en entraver l’élan. Ils s’abandonnent à vivre. (…) Les Russes se vantent d’opposer leur pofigisme intérieur aux convulsions de l’Histoire, aux soubresauts du climat, à la vilénie de leurs chefs. Le pofigisme n’emprunte ni à la résignation des stoïciens ni au détachement des bouddhistes. Il n’ambitionne pas de mener l’homme à la vertu sénéquéenne ni de dispenser des mérites karmiques. Les Russes demandent simplement qu’on les laisse vider une bouteille aujourd’hui car demain sera pire qu’hier. Le pofigisme est un état de passivité intérieure corrigée par une force vitale. (…) Le profond mépris envers toute espérance n’empêche pas le pofigiste de rafler le plus de saveurs possibles à la journée qui passe. » Autrement dit, le pofigiste est l’adepte du fameux carpe diem quam minimum credula postero (merci à Horace), ou « Cueille le jour présent sans te soucier du lendemain. » en français.


Et c’est amusant, mais aussi désastreux, de constater « the liberosis » (le manque de mots) de la langue française autour de ce courant de pensée qui anime pourtant des millions d’êtres humains à travers le monde (est-ce un reflet de notre état d’esprit ?). On serait bien tenté de le traduire par le fatalisme ou la résilience, mais le premier porte une connotation négative le plaçant plus près de la fainéantise que du pofigisme, tandis que le deuxième est inapproprié par son caractère plus « militant » et « difficile » que ce qu’on recherche. Non, le pofigisme est, selon moi, ce qui devrait faire battre le cœur du monde entier, être indifférent, ignorer les ignominies et les infamies de ce qui a lieu, vivre dans la philosophie qu’aujourd’hui est sans lendemain, qu’hier est déjà passé et que nous ne sommes que des créatures éphémères de la nature.


Car le pofigisme n’est pas une figure figée, mais si sibylline, si vicieuse et cauteleuse… Une gibbosité, une cyphose, pleine de sinuosités et de psychoses. Synapse si lâche du signe apte du cygne las et du là-tout de suite, suite insensée de synaphes desquelles on profite ou pas, de philatéliques aphélies, en se disant que demain sera mieux qu’aujourd’hui, que la violence de monde n’est pas éternelle, qu’elle de durera pas, une insouciance fatale, diraient certains, une flemme, un manque de projection… Le sauvetage du naufrage, l’abri de l’incendie, diraient les autres, l’hermétisme sociétal qui permet de « vivre ou survivre, sans poème, sans blesser tout ceux qu’on aime »…


À bon entendeur, salut !

 

L'anti pofigisme russe... « L'homme avait l'air désespéré. (...) Il savait qu'il n'irait pas plus loin. » Sylvain Tesson. (Retraite de Russie, Jean Édouard Swebach).
L'anti pofigisme russe... « L'homme avait l'air désespéré. (...) Il savait qu'il n'irait pas plus loin. » Sylvain Tesson. (Retraite de Russie, Jean Édouard Swebach).

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