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Mot 36 : souloir, "une des plus grandes pertes que la langue ait faites"

Il était une fois, un homme ordinaire. Son nom était Émile Littré. Il n'était pas particulièrement grand, ni minuscule. Il n'était pas spécialement intelligent, il n'était pas non plus d'une bêtise incroyable, il était juste banal. Cependant, il réalisa quelque chose d'hors du commun. Un travail herculéen qui dura plusieurs années, mais qui lui permettait d'exprimer tout son savoir et toute sa passion, et à la fois d'étaler le spectre de sa culture en y ajoutant quelques couleurs. Il écrivit un dictionnaire. « Rien ne m'avait préparé particulièrement à une entreprise de ce genre... », écrit-il lui-même dans la préface de son ouvrage. Il commença en 1841. La première version du dictionnaire fut imprimée trente ans plus tard. Il eut tout le temps de lire des milliers de livres de toutes les époques et redessina l'histoire de la langue par le biais des nombreuses lectures qu'il s'offrit. Puis, il commença son dur labeur. Il travailla comme cela pendant plusieurs années, puis commencèrent à s'additionner les lustres, puis les décennies. Quand il posa la dernière goutte d'encre à son édifice, le dictionnaire comptait plus de quatre cent quinze mille feuilles, soit une très longue colonne de trente sept mille cinq-cent-vingt-cinq mètres et vingt-huit centimètres très précisément. Son dictionnaire paru, il rédigea pour l'accompagner un petit supplément pour complémenter les définitions avec des remarques et des clins d'œil. Et maintenant que les deux œuvres sont parues, on sait qu'il est extrêmement agréable de se promener entre les pages de ses livres, afin d'y trouver de petites perles. Et ses petites perles, combien y en a-t-il...

À propos du mot d'aujourd'hui, le verbe souloir, Émile Littré le qualifie brillamment grâce à cette petite note mise dans le supplément du dictionnaire : « Souloir est une des plus grandes pertes que la langue ait faites ». Et c'est on-ne-peut-plus vrai. Le verbe souloir n'est plus du tout utilisé, et ce fait ne cesse de s'accentuer. Littré nous précise qu'à son époque, le mot ne s'utilise plus qu'à l'imparfait et l'historique de son dictionnaire ne relève l'usage de ce mot que jusqu'au XVIème siècle, et il a disparu des dictionnaires actuels... Cependant, il survit très bien dans les autres langues latines comme l'italien (« solere »), l'espagnol (« soler ») et le portugais (« soer »). D'ailleurs, il vient directement du latin « solere », et n'a rien à voir avec l'astre lumineux qui nous éclaire. Non. Le verbe souloir est un synonyme très utile d'avoir l'habitude ou la coutume, mais ces deux lurons, comme l'indique notre lexicographe favori, « sont lourds et incommodes ! » En ce qui concerne son usage, une petite note de bas de page nous précise que le grand poète Chateaubriand commit une erreur regrettable en écrivant « souloir de... » alors que le verbe est transitif (donc pas de de).

Souloir est un verbe très pratique mais inusité. Il serait fort intéressant de découvrir pourquoi. Une des seules réponses nous est donnée par La Bruyère dans De quelques usages : « L'usage a préféré dans les verbes (...) être accoutumé à souloir. », mais cela n'éclaire pas notre lanterne et ne fait au contraire qu'accroître notre curiosité. On peut aussi penser que la conjugaison extrêmement absconse de ce verbe a joué dans la sélection (il existe trois manières différentes de l'accorder), tandis que Le Figaro suggère que sa disparition est due à la proximité de sa prononciation avec le verbe se soûler avec qui il serait bien dommage de le confondre. Le verbe souloir est une bonne preuve que c'est l'usage qui fait la langue, orale comme écrite, et donc c'est aussi celui qui permet aux mots de réapparaître dans la conversation, car, comme disait l'illustre Victor Hugo, « Le mot, qu'on le sache, est un être vivant. »

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