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Mot 59 : rambleur, « un crescendo diabolique de (...) lueurs »

Il était une fois, James Abbott McNeill Whistler, un homme d'art réputé pour son franc-parler et sa sincérité mi-âcre, mi-hermétique. De nationalité américaine, il avait par exemple toujours renié ces origines qu'il portait pourtant dans son prénom, dans son nom, claire comme un insigne : « Je suis né quand et où je veux, et je ne veux pas être né à Lowell ! » disait-il. Il passa la plus grande partie de sa jeunesse dans la ville russe de Saint-Pétersbourg, où son père travaillait jour et nuit comme employé des chemins de fer, ou, sans adoucissement malhonnête, cheminot. Sa mère, une femme au caractère évanescent, voire distant, le plongeait dans une profonde mélancolie au fond de laquelle il s'embourbait mollement dès que son esprit divaguait sur des terres trop arides et inexplorées.

Il apposa alors sa signature sur les quelques papiers officiels qu'il devait remplir afin d'accéder au Saint-Graal, à savoir les Beaux-Arts. Il y travailla. Souvent. Durement. Et apprit le français, la langue noble de l'époque. Puis il dût quitter le plancher des vaches pour se rendre à Londres, où il fit une brève escale avant de retourner, un an plus tard, aux États-Unis. Les jours de son père avaient pris leur terme, après des années de loyaux services où il ne put profiter une seconde de sa famille. Sept cent trente jours se succédèrent à une vitesse sonique, et Whistler continua de prendre de l'âge, puis il commença, un peu trop tôt certainement, à vieillir et à se rapprocher de la fin à son tour. Il fut renvoyé de l'académie de dessin qu'il convoitait depuis tant de temps, et la rage se mit à lui consumer le cœur, toujours plus, inexorablement, le déshumanisant petit à petit. (Et, au passage, il existe un terme pour cette sensation besaigre, le verbe endêver). Il devint à son tour fermé, borné pour ne pas dire, perdit ses amis anciens, comme Oscar Wilde, avec qui il entretenait pourtant de bonnes relations physiques et épistolaires.

Il eut alors l'intuition de peindre, d'exprimer ses démons sur des toiles tissues ; non pas d'en faire un déversoir à tristesse, à saudade ou à abominations. Au contraire, il voulait se reconstruire en peignant la sérénité, la simplicité, tout en débordant ses tableaux de symboles, tout en les étoffant d'une touche de naïveté et de liberté çà et là. En 1870, il réinventa le terme nocturne (le faisant substantif masculin, soit dit en passant), qu'il créa à partir du titre d'une des pièces musicales du pianiste Frédéric Chopin. Nocturne, un nom qui sent le temps qui s'écoule et qui s'égrène ; un nom où retentit le claquement des grillons qui crépite comme le beurre de la Chandeleur. Et il désigne tout bonnement la représentation d'une scène, citadine ou bucolique, qui prend place dans les ténèbres de la nuit, sous le ciel obscur constellé d'étoiles et d'astres lointains, gravitant sans arrêt ni pause. Et, par extension, toute scène éclairée artificiellement ou par une source lumineuse qui évoque la soirée, et que le peintre a malicieusement dissimulée.

Le mot rambleur est une des bizarreries les plus passionnantes de la langue française, que ce soit d’un point de vue étymologique, historique ou sémantique. Tout d’abord, on est, à ce jour encore, tout-à-fait incapable de donner son origine. Faut-il le rapprocher des mots rame, amble, ambuler, ou encore âme ? Faut-il le rapprocher de l’anglais « ramble » ? Pour l’instant, aucune de ses hypothèses n’a abouti à du concret, à du tangible, à du sûr catégorique. Une des seules choses dont les linguistes sont absolument certains, c’est que la première occurrence de ce mot tamisé date de l’année de grâce 1887, et qu’il s’écrivait à l’époque (bien que très peu, soyons raisonnables) sous la forme rembleur, ce qui n’est pas tellement plus laid à l’œil. On serait alors tenté de chercher du côté du latin « rem » ou du grec ancien « ρέμβω », mais cela ne fait sincèrement pas avancer le schmilblick…

Mais alors, puisque lancer des pistes étymologiques s’annonce plutôt vain, pourquoi ne pas nous donner le sens de ce fameux mot du jour que nous attendons avec tant d’impatience ? J’y arrive, j’y arrive. Le mot rambleur est un « régionalisme » utilisé dans les zones du Nord-Est, de la Champagne, des Ardennes et de Lorraine pour désigner une lumière nocturne se reflétant dans le ciel comme dans un miroir. Labarousse nous indique également que cette lueur vacillante peut être causée par « un grand feu, un incendie, l'éclairage d'une grande ville ». Et accordez-moi que ce mot est tout-à-fait ravissant, pour ne pas dire splendide ou… brillant.

La rareté de ce terme constellé de poésie en fait sa beauté et sa préciosité, et on collectionne chacune de ses apparitions avec un soin quasi-acribologique. Par exemple, Henri Barbusse en fit usage dans le treizième chapitre de son livre le plus célèbre, Le Feu (1916) : « Nous descendons vers l’agitation de quelque infernale officine, par la voie de cette fosse ensevelie, dont une rambleur rouge sombre, où s’ébauchent nos massives ombres, courbées, commence à empourprer les parois. Dans un crescendo diabolique de vacarme, de vent chaud et de lueurs, on roule vers la fournaise. On est assourdis. » Oui, assourdis, voilà le mot correct. Ou, plus proche de nous, Jean-Paul Kauffmann, dans Remonter la Marne (un guide touristique de toute beauté, visiblement) : « Parfois encore la rambleur survient, diffusant cette lumière immatérielle qui éclaire anormalement arbres et haies. » Je salue également un blogueur, ou une blogueuse, anonyme en tout cas, qui publia récemment un superbe billet intitulé « Rambleur », et qui le mérite : « Une brume en suspension et ses halos mobiles contrarient les extrémités cassantes du jour. La lumière est indirecte, peut-être est-ce dû à la proximité de multiples confluences et d'anciennes carrières transformées en étangs. En tout cas le mot, rare, discret, presque rustre voire inquiétant (…) est sans éclat immédiat, sans douceur particulière. Disons-le, vieilli. Je le garde en bouche comme un bon vin (…) avec ses notes d'automne, (…). »

Savoureux, comme un bon vin, avec ses notes d’automne et ses notes de printemps. La rambleur qui ébranle le goût et l’odorat, qui chatouille l’oreille et la rétine, la rambleur qui marruble, car telle est son anagramme, la rambleur qui souffle et qui éteint, mais qui reste allumée le soir, éclairant nos visages et nos mains. La rambleur, ou quand le ciel devient un miroir malicieux et irrévérencieux, ou quand les étoiles se nourrissent d’un éclat tremblant qui n’est pas près de s’évanescer à l’horizon.


P. S. : On avait bien dit trois mots par semaine ? Alors rendez-vous lundi pour un soixantième numéro.


 

La rambleur tourbillonnante de Vincent Van Gogh, dans La Nuit étoilée (huile sur toile, juin 1889)...
La rambleur tourbillonnante de Vincent Van Gogh, dans La Nuit étoilée (huile sur toile, juin 1889)...

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