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Mot 61 : solipsisme, « la réalité du monde extérieur »

Il était une fois, une petite fille « curieuse, extravagamment curieuse ». Elle s’appelait Alice, et son créateur, Lewis. D’une imagination débordante, elle n’avait même pas la dizaine quand elle plongea la tête la première dans un fantastique mélange de paranormal, de paradoxal et de surnaturel, un monde à la fois doux et piquant, un rêve miroitant chaque facette de la société humaine. « Elle s’était mise à réfléchir, (tant bien que mal, car la chaleur du jour l’endormait et la rendait lourde,) se demandant si le plaisir de faire une couronne de marguerites valait bien la peine de se lever et de cueillir les fleurs, quand tout à coup un lapin blanc aux yeux roses passa près d’elle. »

Intriguée, elle suivit ce mystérieux lapin blanc qui différait en tous points des autres lapins. Il avait une redingote écarlate, et ne cessait de jeter des coups d’œil affolés à sa montre à gousset coruscante. Il était en retard. Il s’engouffra dans un terrier d’une profondeur sidérante, et Alice l’imita sans que son parangon ne s’en aperçût. Elle bascula alors, au sens littéral du terme, dans un doucereux cauchemar, dans un univers insoupçonné et créé de toutes pièces, rafistolé, retouché, bizarroïde par-dessus le marché. Et elle tomba de l’autre côté du miroir.

Après moult péripéties étrangement orchestrées, elle arriva au pays des merveilles, pays des mille rêves, contrée chimérique du possible infini, contrée générique au sensible équilibre. Elle fut malgré elle embarquée dans de nombreuses affaires ronceuses, voire violentes, voire barbares, entre simili-tortues et chapeliers fous, allant de Charybde en Scylla, enfermée dans sa propre cage onirique et cruelle. Au gré de ses mésaventures et de ses rencontres des plus abracadabrantesques, elle traversa en large et en long son paracosme on-ne-peut-plus-féerique, et finit coincée au beau milieu d’une histoire politique aux multiples travers. Tiraillée entre la reine de cœur et les cartes hiérarchiquement inférieures, elle commença une folle course-poursuite à contrevent, contrecœur et contretemps, contre les fruits bestiaux de son démon endiablé qui virevolte et vira vite au désastre monumental. Alors elle courut, courut, courut, et courut…

… Et se réveilla.

L’étymologie du terme solipsisme (substantif masculin, naturellement) est à chercher du côté d’un adjectif complètement tombé en désuétude, solipse, qui nous parvient du latin « solus » (« seul »), dérivé du mot « se », lui-même copie de l’indoeuropéen « se », et de « ipse », qui signifie « en personne » (ou « même » dans moi-même, soi-même, toi-même et cætera), composé de « is » (« il ou elle ») et du suffixe « -pse ». Rejoignez-moi sur le fait que toute cette manigance sent quand même l’égocentrisme et l’autolâtrie à plein nez, si bien que je suis déjà en train d’éponger mon abondante épistaxis sur le tapis.

On peut également le nommer égoïsme métaphysique, mais cette appellation est d’un flou inimaginable, alors que son « apparenté par le sens », cogito, est d’une difficulté sémantique bien plus flagrante que le solipsisme. Alors, accrochez-vous. Un solipsiste est un des ardents adeptes du « cogito ergo sum », un cartésien de la première heure, car il considère que tout le monde qui l’entoure n’est que le complexe fruit de son imagination. Plus simplement, le solipsisme, c’est le courant qui consiste à penser que tout n’est qu’un rêve, fort bien ficelé, certes, mais un rêve tout de même.

Est-ce, selon vous, une entorse, une violation éhontée et aveugle de la diversité des vivants de la planète Terre ? Scientifiquement parlant, le cerveau humain est-il assez sophistiqué pour accéder à une telle galerie, à une telle richesse ? La réalité ne tiendrait alors qu’à un fil. Considérer cette théorie comme empreinte de véracité nous amènerait alors à repenser l’Univers, à remettre en cause chaque savoir acquis ou inné : car, dans ce cas, la mort ne serait-elle qu’un réveil, qu’un retour au vrai monde ? Car, dans ce cas, la famille ne serait-elle pas seulement une invention de la part d’un esprit en manque affectif ? Êtes-vous tous accessoires de mon imaginaire ? Suis-je, moi, objet de votre pensée ? Est-ce que j’existe ? Est-ce que tu existes ? Est-ce qu’il, ou elle, existe ? Paradoxalement, cette théorie qui semble au premier abord salvatrice et porteuse de toutes les vérités est en réalité un casse-tête inextricable et irrésoluble de secs constats insuffisants. Et voilà que l’on se remet en question. Et voilà que l’on remet tout en question. Et on prend peur de s’arrêter de rêver, et on prend peur que tout s’arrête autour de nous, à cause de nous…

Contrairement à beaucoup de mots présentés précédemment dans cette rubrique, solipsisme, et tous ses dérivés, solipsiste et compagnie, sont relativement récents : leur certificat de naissance est signé en l’année 1878, durant le siècle d’or des néologismes en tous genres, causant au passage un certain nombre de syncopes et autres accidents vasculaires cérébraux dans les rangs de l’Académie française (on ne va pas non plus s’éterniser sur ce sujet vaguement tabou, mais peut-être sera-ce l’objet d’un futur article…) Ainsi, trouver des extraits, des citations le comprenant est un exercice d’un niveau céleste, mais auquel je vais tout de même tenter ma chance. Une de ses occurrences les plus célèbres se trouve dans le Dictionnaire égoïste de la littérature française (Charles Dantzig) : « Une maxime est souvent un solipsisme transformé en généralité par un écrivain qui croit en son expérience universelle. » Mais on peut aussi l’apercevoir dans La Chute d’Hypérion (1990) de Dan Simmons : « Il y a un certain solipsisme, dans les maladies graves, qui accapare toute l'attention d'un homme aussi sûrement qu'un trou noir attire tout ce qui a la malchance de passer dans son champ d'action. » Et pourquoi pas dans Le petit Marcel de Rafaël Pividal (1989) : « Très tôt j’ai souffert de solipsisme, c’est dire que j’ai perdu dès l’âge de douze ans toute croyance en la réalité du monde extérieur. »

Le solipsisme est donc la perte de toute croyance en la réalité du monde extérieur, à la limite étique de la zététique éthique. Une forme de désespoir, de manque de confiance envers les autres, une suie qui moire, esprit et isolement, ténèbres obscures et noires qui font douter jusqu’au principe-même de l’existence : l’unité de chacun, l’ipséité universelle. Tentation irrésistible de résolution plausible ; boucher les plaies de pansements de suie, résonnant comme un pamphlet : « Je pense donc je suis ». (René Descartes).


 

L'imagination humaine est-elle capable de créer tant de gens qui grouillent ? Le Portement de Croix, Brueghel l'Ancien...
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