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Mot 47 : saudade, « épine amère et douce »

Il était une fois, un enfant arménien qui s'appelait Charles. Charles Aznavour. Un jour il dut fuir. La situation de son pays et les conditions de vie où baignait sa famille devenaient de plus en plus inextricables, chaque jour elles se compliquaient. Charles partit, l'espoir dans l'œil, mais le cœur en vrac. En France, il grandit, commença même à vieillir. Mais il faisait vibrer les foules et il les fait vibrer jusqu'au dernier moment. Il chantait, ne vous déplaise, jusqu'à ce qu'il eût le larynx brisé. Il était bohème, il était rêveur et ambitieux, il était à l'aise et il était saudade. Gaël Faye était né au Burundi, le pays le moins « riche » du monde. Il avait deux parents, il avait une famille, un environnement, il vivait à sa place dans un écosystème que rien ne semblait pouvoir ébranler. Rien, sauf la guerre, visiblement. Les hommes politiques européens et africains décidèrent de renverser l'échiquier et de le redéfinir à leur façon, à coup de hache et de bombes. Au milieu d'une géhenne terrestre et bien réelle, il n'y avait qu'une solution. S'en aller. Ils n'avaient pas le choix. Gaël n'était même pas majeur. Il arriva dans un pays plus constant, mais tout aussi cruel, par certains angles. Le temps passa et un premier album de musique parut sans que personne ne le remarquât. Quinze morceaux remplis de tristesse, de colère et de nostalgie, où le mal du pays résonne à chaque instant. Comme il le dit dans le deuxième titre, Je Pars : « Ma musique s'exprime comme une sodade. » Non loin dans l'espace mais bien avant dans le temps, vivait un petit enfant de cinq ans qui perdait son père. C'est la tuberculose, cette si fidèle compagne, qui le consumait à petit feu depuis plusieurs mois, le forçant finalement à délaisser son fils, Fernando Pessoa, aux bras de son épouse. Peu de temps plus tard, alors que la famille ne s'était pas encore remise de son malheur, ce fut au tour de Jorge, le petit frère de Fernando, de perdre la vie. Avec sa mère, Fernando, pétri d'amertume et de solitude, s'en alla habiter en Afrique du Sud, une contrée où il étudia pendant cinq ans avant de s'« exiler à soi-même » à Lisbonne, oubliant par la même une partie de son existence dans l'autre continent. Un morceau de sa jeunesse qu'il tenta éternellement de ressaisir, vainement. Toute sa vie, il essaya de de compenser sa jeunesse qu'il avait perdue en écrivant pour L'Aigle, le journal nostalgique, ou en se repliant sur l'inévitable sentiment de saudade.

La saudade ou sodade, qu'il faudrait normalement graver en italique (mais je ne le fais pas car je le considère comme un mot français comme les autres), est un sentiment dont le nom nous vient tout droit de la lusophonie. Du latin « solitas », qui nous a offert solitude et solitaire, il faut prononcer ce terme à la portugaise, c'est-à-dire « saoudhádji », même si certains préfèrent la variante « sodade », plus correcte étymologiquement et dont la transcription phonétique API est plus légère. Ce mot est assez peu connu en France, bien que des artistes audacieux et poétiques (Gaël Faye, Charles Aznavour ou Pierre Barouh) l'utilisent pour assaisonner leurs œuvres avec ce que Pessoa nommait « la poésie du fado », ou une « épine amère et douce », selon Amália Rodrigues. Le célèbre Jim Harrison, écrivait de sa plume frémissante sur ce sentiment les mots que voici : « une personne, un lieu ou un sentiment de la vie irrémédiablement perdu ; une ombre intime qui vous accompagne partout et qui, même si vous l'oubliez le plus souvent, peut à tout moment vous déchirer le cœur, une sentimentalité obstinée, une violente colère à l'idée que vous n'êtes pas là où vous aimeriez être, une mélancolie irrationnelle et enfantine, née de la conviction que vous vous êtes vous-même induit en erreur et dupé en épousant un mode de vie auquel vous n'avez jamais réussi à adhérer complètement. » La saudade est un subtil mélange entre la nostalgie d'un endroit où nous fûmes trop peu de temps, la mélancolie de ne plus y être complètement, l'impression de n'être plus que le reflet passé de celui que nous sommes au présent et l'espoir de retrouver un jour la partie manquante qui comblera le complexe puzzle de l'existence.

Comme tend à le démontrer le personnage de Shakuni interprété par David Bennet dans le film Ulzhan, la notion de saudade est intraduisible dans la langue française, et, comme vous l'avez vu plus tôt, sa définition demande recours à d'interminables périphrases pleines de circonvolutions, si bien que les éditions Larousse avaient songé à l'invention d'un néologisme qui ne vit finalement jamais le jour. Cependant, d'autres langues du monde possèdent un vocable à la signification similaire comme, tout près du Portugal, l'espagnol. Dans cette dernière langue, l'añoranza est le fait de se rappeler avec de la peine l'absence de quelque chose ou de quelqu'un d'aimé. En roumain, le dor est une sorte de saudade que l'on n'exprime qu'avec le chant. Toujours du côté des langues de l'Est, on trouve l'allemand dont le Sehnsucht traduit parfaitement notre terme portugais, ou le slovaque qui fait encore plus fort avec deux mots, cnenie et clivota. Sur le continent africain, l'amharique (langue parlée en Éthiopie) contient le mot tezeta, et le tamasheq (langue des Touaregs), connaît l'assouf. Et comme par hasard, ces deux joyeux lurons sont, à l'instar du blues en Amérique, des genres musicaux… Quant à l'hiraeth gaélique, il désigne la nostalgie d'un lieu qui n'a jamais vraiment existé. L'hiraeth, c'est la tristesse de l'utopie, c'est la saudade de l'esprit humain.

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