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Mot 50 : spicilège, « l'utilité de l'inutile »

Il était une fois, un philosophe vivant dans la Grèce Antique. Le nom qu’il portait était celui d’un homme qui avait été exécuté cinquante-cinq ans avant la naissance du penseur, un homme qui avait été tué parce qu’il était chrétien, et rien de plus. Titus Flavius Clemens, c’était leur étiquette. Et c’est la raison pour laquelle il se masqua sous le surnom Clément d’Alexandrie, Κλήμης ὁ Ἀλεξανδρεύς dans sa langue natale. Né païen, de parents païens, au beau milieu d’un monde païen, fait de rituels et mythes païens, il eut du mal à révéler ses attraits pour la chrétienté, mais brava ses démons et s’assuma comme il était. Son passage sur la planète Terre dura soixante-cinq ans, et ce fut bien assez pour partager une bibliothèque d’idées, pour écrire une forêt de parchemins, pour remplir des silves et des silves. Mais il y a une instance contre laquelle on ne peut pas lutter, un inexorable sablier qui s’écoule de plus en plus chaque seconde et nous éloigne du passé. Des milliers d’années nous séparent de l’époque de Clément d’Alexandrie, et à ce jour, la totalité de ses œuvres a été anéantie. Toutes, sauf une. Restait et reste un unique livre qui résume les pensées du lettré. Il l’avait appelé Stromates, un mot qui est toujours dans les dictionnaires français, un mot qui emplit toujours les rayons des écrivains et des libraires.

Le baron Charles de Secondat aussi avait dû changer de nom. Lui, ce n’était pas à cause de quelqu’un d’autre, c’était à cause de ses idées. Son pseudonyme, Montesquieu, lui servait de couverture, de drap, qu’il repliait coûte-que-coûte sur son visage dès que la censure ou le pouvoir venait à frapper furieusement sur sa porte de bois. Car, de ses écrits, il caressait à rebrousse-poil le roi et le pouvoir absolu qui était entre ses mains. Mais que demande le peuple ? La séparation des instances et des pouvoirs, leur reconnaissance, de meilleures conditions de vie, la laïcité ! Aux questions oisives de la couronne, il répondait à la plume, avec une pointe d’humour et trois grosses poignées de pédagogie. Mais il ne criait pas assez fort et personne, en particulier la noblesse, ne l'entendait. Aujourd'hui, ses propositions ont contribué à changer le monde, que ce soit aux États-Unis ou dans de nombreux pays européens, et on peut aujourd’hui vivement le remercier. On pourra aussi le faire pour Jean Ehrard, écrivain admirateur des lumières qui brillaient sauvagement dans l’esprit du baron de Secondat, on pourra le remercier d’avoir, en 1944, cent-quatre-vingt-neuf ans après la disparition de son idole, publié ses notes pimentées, dans Les Spicilèges de Montesquieu.

Du piment ? Du piment, vous dis-je ! De l’habanero ! Ce n’est pas un peu trop fort ? Oh, non. Voyez par vous-même : cent mille points sur l’échelle de Scoville, classé dans la catégorie « explosif ». Voilà le genre de notes que l’on peut trouver dans les Miscellanées de Mr Schott, un recueil d’idées incongrues et de notes extravagantes de la main de Ben Schott, journaliste anglais, photographe, et gazettophile par excellence. Dans la même catégorie de bizarreries inutiles, on retrouve également la longueur des lacets qui ornent nos chaussures, mais aussi le menu vespéral du 14 avril 1912 sur le Titanic et d’autres informations tordues que l'on croirait conçues uniquement pour impressionner les invités du dîner tiré à quatre épingles de demain soir. Autant le dire, les miscellanées de Ben Schott ont vite fait la Une de l'actualité, propulsant l'ouvrage au premier plan de la vitrine de toutes les libraires. On vint jusqu'à lui décerner la médaille de « sensation éditoriale de l'année ». Et dire que tout cela n'était au départ que de petites notes inutiles prises à l'arrache et recueillies dans un carnet de poche…

Au sens propre (je précise au passage que celui-ci est complètement passé d'époque, supplanté par glanage, plus logique), le spicilège est l'action de ramasser les épis d'une céréale, peut importe laquelle, après le passage de la moissonneuse. En témoigne d'ailleurs son étymologie : le latin « spicilegium », contraction de « spica » (« épi ») et « legere » (« choisir »), eux-mêmes issus de l'indoeuropéen « (s)p(h)ē̆ » (« pointe ») et de l'étymon « leĝ- » qui a donné « lire », « légume » et cætera.

Le sens figuré est beaucoup plus riche et plus connu (lui, en revanche, n'est pas tombé dans l'oubli profond). Ce second visage du spicilège est tellement plus passionnant et poétique (c'est le cas de le dire !). Car ces neuf lettres désignent un recueil de pensées, parfois insolites, parfois dérisoires voire superflues. Le spicilège est plus qu'un journal intime : il entre totalement dans nos pensées, et révèle un foisonnement de traits de caractères qui nous différencient d'un autre ou d'une autre. Par exemple, on trouve dans celui de Montesquieu le cours de l'écu en 1715, ce qui l'éloigne grandement du spicilège de Marcel Schwob (1896) qui contient énormément de pensées, de réflexions sur l'amour qui faisait vibrer son cœur. Aussi, le recueil sur-capillotracté de Jean-Loup Chiflet (encore lui !) est plein de bizarreries (mais, on ne sait jamais, on a toujours besoin d'un peu de culture générale) comme : « un coquetithile est un collectionneur de coquetiers alors qu'un oologiste se passionne pour les œufs. », tandis que l'écrivain Ben Schott dont je vous parlais pas plus tard que tout à l'heure fait encore plus fort avec des pièces d'une réelle absurdité (et rareté !). Lire le spicilège de quelqu'un, c'est, en quelque sorte, déceler sa personnalité…

Si vous étiez extrêmement attentif (je n'en doute évidemment pas), vous avez dû remarquer que j'ai employé à plusieurs reprises les mots miscellanées et stromates ; ils font tous les deux partie de la longue liste des synonymes du spicilège (au sens figuré, bien entendu), parmi lesquels on peut aussi retrouver varia, silves, sylves, analecta, ana, recueil, anthologie, florilège (qui est à la fleur ce que le spicilège est à l'épi), fragments, fatras littéraire, chrestomathie et miscellanea (variante latinisante de miscellanées). Une nuance est cependant à apporter dans ce flot de termes : les stromates sont plus « vulgaires », plus en vrac que les autres — d'ailleurs, ils viennent du grec classique « Στρωματεῖς » (« tapisseries », « assortiments de tissus » et, par métaphore « mélanges ») — et plus longues. L'anthologie n'est pas nécessairement faite sur le pouce, mais elle est souvent composée d'œuvres piochées dans la bibliographie, discographie, cinématographie ou sitographie de l'artiste par une personne tierce, idem pour la chrestomathie. Enfin, les sylves ou silves contiennent plus généralement des poèmes de façon plus luxuriante (au passage, et sans une once de prétention, l'adjectif est bien choisi puisque le singulier de sylves désigne un bois ou une forêt). Et en fin de compte, notre spicilège est unique, au milieu de tous ses autres quasi-synonymes, dont je vous épargnerai, faute de place et de temps, la description précise.

Oui, notre spicilège est unique : chacun a le sien (aut non !) et chacun écrit dedans sur un ton différent. Les miens sont tout-à-fait extravagants : on y apprend fort volontiers que l'année 5471 commencera un dimanche, mais également que si on remonte le temps sur le calendrier numérique du géant Apple, on découvrira que l'année 1911 n'y est pas consignée, alors que 1910, si. On y lira aussi des hypothèses sur le sens du néologisme « covfefe », des théories sur l'origine du mot « argot », des définitions par milliers ; celle de l'aglet (le petit bout de plastique et/ou fer au bout des lacets), celle du philtrum (la partie se situant entre la bouche et le nez), et celle du phylactère (ce qu'on appelle vulgairement « bulle » en bande dessinée). Enfin, sur la deuxième de couverture, est gravé un ineffaçable message à l'intention des « lecteurs adorés de La Peinture des mots » : « Nous en sommes déjà à cinquante mots ! ». Mais tout se résume aux cinq dernières lettres de l'inscription : « Merci ». Car c'est grâce à vous, visiteurs du monde entier, qui partagez et conseillez, qui prescrivez à vos amis, c'est grâce à vous que tout est possible. Grâce à vous et seulement grâce à vous.

J'espère du fond du cœur et du fond de l'âme que votre propre spicilège s'est, au cours de ce voyage de trois mois, noirci de nouveaux mots et d'anecdotes. Que ce qui est xylin se rapporte au bois, que le pétrichor est l'odeur de l'herbe mouillée après la pluie, que la perluette est ce fameux petit symbole qui orne les logos les plus célèbres ; mais aussi que Boris Vian avait des dizaines de surnoms, que George Sand était française et que Léonard de Vinci était à ses heures perdues un diplomate. Et j'espère que ce périple, que cette chasse au trésor continuera encore et encore pendant des mois et des mois.

À bientôt.


Des glaneuses, de Jean-François Millet (1857) pour illustrer les deux sens du spicilège...
Des glaneuses, de Jean-François Millet (1857) pour illustrer les deux sens du spicilège...


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