Mot 51 : tanagra, « art coloré, ardent, primesautier »
- La Peinture des Mots
- 14 janv. 2019
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Il était une fois, une femme extraordinaire qui surmontait tous les obstacles de la vie, avec le même fascinant don de résilience que la fleur dans les craquelures du béton. Elle s’appelait Rosa Genoni et démontra simplement que l’on pouvait être femme et militante féministe, tout en travaillant dans le domaine de la mode. Elle naquit pendant le XIXème siècle en Italie, dans l’aride vent de Varèse, sans se douter un instant qu’elle serait la première d’une longue fratrie de dix-huit enfants, dont six qui ne survivraient pas à l’accouchement. Elle n’était guère la seule à ne pas s’en douter. Les dix-sept suivants arrivèrent comme des petits pains, sans que l’on eût vraiment le temps de reprendre souffle, et la pauvreté s’installa progressivement dans l’atmosphère domestique. À dix ans, en tant qu’aînée, Rosa fut contrainte de quitter le foyer bucolique au profit d’une vie urbaine éloignée de sa famille et de ses coutumes. Elle devint en peu de temps actrice de l’ombre dans une boutique de couturerie, travaillant tous les matins, tous les midis, et cela jusqu’à ce que l’on aperçût les premières tâches écarlates dans le ciel. À cet instant-là, elle se rendait quotidiennement aux cours du soir afin d’apprendre le français et se garantir un avenir plus prospère. Pointa alors dans son cœur un grand désir de justice et de vengeance. Elle ne tarda pas à arriver à Paris avec le rôle de représentante du parti socialiste italien. Elle fut la seule femme à assister aux réunions. Très vite, elle se lassa et continuer dans la politique ne faisait qu’attiser chez elle le sentiment d’anarchie qu’elle avait face à la société patriarcale. Elle retourna à Milan, bien déterminée à développer le « Made in Italy ». À partir de ce moment, elle se lança à corps perdu dans le stylisme, peaufinant à chaque fois son ouvrage jusqu’au « galbe d’une hanche », comme chantait Aznavour. Ses œuvres les plus connues sont ses robes particulièrement élégantes et gracieuses, comme la Primavera (littéralement « le Printemps »), enveloppée, nacrée et florale et la Tanagra, plus longue et brumeuse, plus sombre et mystérieuse…
Tanagra, que l’on peut employer avec ou sans majuscule, et au féminin comme au masculin (sachez tout de même qu’une tanagra est plus logique et par conséquent plus courante), est une antonomase. Et justement, une antonomase, c’est quand on utilise un nom propre pour le rendre commun. L’exemple que l’on donne généralement est celui d’Eugène Poubelle ou encore celui d’Étienne de Silhouette, mais on oublie trop souvent qu’une antonomase peut aussi être toponymique (on produit alors le processus sur un nom de lieu) ; en l’occurrence celui de la cité-fantôme de Tanagra (Ταναγρα en grec), où on fit la découverte, en l’année 1870, d’un véritable trésor historique. 1870 est également la date de naissance du mot qui nous occupe. À ce si joli terme aux consonnances tellement rondes et graciles, on trouve trois définitions différentes. Les deux premières sont étroitement liées tandis que la troisième est radicalement à part. Mais pour connaître l’évolution de ce mot, il faut d’abord faire un gigantesque bond dans le temps et revenir au VIIème siècle avant Jésus-Christ, en Grèce, au commencement d’un art qui durera pendant des centaines et des centaines d’années. À l’époque, une tanagra était une petite statuette de terre cuite représentant des animaux librement stylisés et des divinités colorées par application d’argile ; mais après deux cents ans, les techniques changèrent : on commença à évider la sculpture modélisée afin d’améliorer sa cuisson et on peignit à présent les tanagras directement sur l’argile. Enfin, les sujets changent : des bêtes et des dieux, on passe aux danseuses et aux enfants, le tout en accentuant encore la précision, le raffinement et le réalisme des figures. Aujourd’hui, c’est ce deuxième type de tanagras que l’on rencontre le plus.
Un exemple très populaire : la dame de Brassempouy. Vous ne connaissez peut-être pas son nom, mais vous l’avez sûrement déjà entrevue, que ce soit en histoire pendant vos études ou dans quelque musée d’archéologie. Elle possède de nombreuses particularités qui font d’elle (ou de lui, car on l’a défini comme « dame » sans réellement savoir) un passionnant modèle de collection. Déjà, à l’inverse des tanagras classiques, elle est faite d’ivoire. Ensuite, on la date du Paléolithique, ce qui est absolument éblouissant vue la précision sans précédent des courbes de ladite dame. Et enfin, sa taille est minusculissime : seulement trois centimètres de hauteur pour deux centimètres d’épaisseur et d’« envergure » ! (Pour ceux qui ont de mal à se donner une idée de l’apparence de cette fameuse statuette, vous pouvez allez voir à la toute fin de cet article).
Le sens figuré du mot tanagra est évidemment évident comme le nez au milieu du visage. En effet, il peut aussi désigner une femme (réelle pour le coup) d’une beauté charmante, d’une finesse absolue et d’une incroyable vénusté (voir mot 40). C’est d’ailleurs l’occasion pour moi de vous enseigner un nouvel adjectif : callipyge (j’avais envie de vous le prodiguer depuis longtemps, celui-là), qui vient du grec « καλός » (« kalós », « beau ») et « πυγή » (« pugế », « fesse ») et dont je vous laisse deviner la signification. Bref, trêve de grivoiseries, que dis-je ? d’obscénités, et revenons à nos moutons. Ce deuxième sens a donné lieu à la naissance forcée d’un adjectif qualificatif qui parle par lui-même, tanagréen, qui, au féminin, donne tanagréenne. Au passage, c’est une très bonne manière de déclarer sa flamme en n’utilisant point la trop célèbre formule « Que tu es belle (ou beau, bien sûr) ! » comme Alain Delon dans Paroles, paroles, mais plutôt : « Tu es d’une beauté tanagréenne ».
Passons maintenant au troisième sens de tanagra, qui n’a rien, mais alors, rien du tout à voir. D’ailleurs, du seul point de vue de l’étymologie, on tombe sur une altération de tangara, – dont je vous donne la définition en moins de deux –, ce qui n’est absolument pas la même histoire. Il s’agit d’une magnifique branche de petits oiseaux au plumage irisé de vert, de bleu, de rouge sanguin, de jaune éclatant, de noir profond ou d’orange. On compte à ce jour cent dix espèces distinctes de tangaras ou tanagras, soit deux fois moins qu’il y a cinquante ans, mais les biologistes continuent de les classer dans la catégorie « préoccupation mineure ». Alors, ayons confiance, laissons-les faire et poursuivons.
Tanagra, dans sa première acception en général, est particulièrement inspirant pour de nombreuses personnalités comme Ricco Rakotomalala, qui créa en 2003 le logiciel éponyme permettant de partager des données scientifiques avec des élèves, par exemple. Plus éloigné mais plus célèbre, on trouve aussi Marcel Proust, écrivain, essayiste, romancier et philosophe, qui crée une occurrence de ce mot dans le troisième volume de Du côté de chez Swann : « Au lieu des belles robes dans lesquelles Mme Swann avait l’air d’une reine, des tuniques gréco-saxonnes relevaient avec les plis des tanagras, et quelquefois dans le style du Directoire, des chiffons liberty semés de fleurs comme un papier peint. » Il faut dire que le pauvre avait vécu une expérience traumatisante : il était allé dîner, pendant l’été 1904, chez la poétesse Anna de Noailles, et en compagnie de quelques cordiales connaissances. Peut-être était-ce la fatigue, peut-être était-ce l’alcool, mais il se trouve que l’écrivain eut la malchance de faire choir sur le sol une magnifique tanagra, qui s’éclata sur le même coup en mille fragments. Peu après, il revint chez son amie et revit la sculpture défigurée qui avait été recollée comme possible, et accompagnée d’une inscription : « Tanagra brisé par Marcel Proust »… Enfin, on pourra aussi citer Colette, Élie Faure, Maurice Denuzière, etc. qui ont fait un magnifique travail pour faire gagner de la notoriété à la tanagra…

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