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Mot 57 : évanescent, « une chose que nous croyons avoir »

Il était une fois, une petite fille qui n’avait pas de parents, une petite fille esseulée par les ressacs et les aléas du monde. « Momo écoutait tout et tous, les chiens et les chats, les grillons et les crapauds, oui, même la pluie et le vent dans les arbres. Et chaque chose, chaque être lui parlait à sa manière. » Elle avait élu résidence dans un lieu insalubre, entouré de fragiles nébulosités, là où personne n’avait voulu mettre les pieds depuis des milliers d’années : l’amphithéâtre romain aux limbes (voir mot 8) de la ville. Des curieux la trouvèrent un jour et découvrirent ce don si puissant de savoir écouter, les sons comme le silence assourdissant. Momo possédait quelque chose d’exceptionnel que l’on contemplait tel un trésor précieux et inexpugnable. Enfin, ils le crurent, et on le crut.

La vie suivant son cours incoercible sans péripétie depuis bien longtemps jusqu’à l’arrivée des « hommes en gris ». Vides d’un quelconque danger au premier coup d’œil, on prit vite conscience que leur présence n’était pas anodine et que leur prolifération était une menace pour la race humaine qui a trop oublié que chaque vie est vulnérable, que chaque seconde est un cadeau divin. Ils confisquèrent aux femmes et aux hommes toute vacuité de leur journée et redistribuèrent le temps, l’incontrôlable puissance de l’Univers, pour l’économiser éternellement dans un but macabrement morbide, mais inconnu des autres. Tandis que l’effluve abominable de leurs cigares sillonnaient les clairs chemins de la ville, les rendant obscurs de leur seul passage, Momo s’alarmait de ne plus voir ses amis venir. Elle devint la seule personne susceptible de sauver les autres de l’entreprise économique.

Les événements commencèrent alors à s’accélérer à une promptitude endiablée. Après avoir résisté à la visite glaçante des « hommes en gris », elle emprunta une route inconnue, aux paysages monotones et dévastés, en compagnie d’une tortue, Cassiopée, qu’elle venait à peine de rencontrer. Malheureusement, elle était suivie, et vous avez deviné par qui. Cependant, elle ne paniqua pas, et continua tranquillement de cheminer, en comprenant que le temps était à présent inversé. Elle vit les « hommes en gris » patauger, s’écharper et se débattre contre le moment présent vide, abandonné. Momo découvrit enfin la maison du Maître du temps qui la prit dans son cœur et lui montra l’évanescence du monde, cette évanescence frêle que les « hommes en gris » voulaient confisquer à l’humanité en la dépouillant de son âme.

Évanescent – évanescente au féminin – est l’adjectif dérivé du verbe évanescer, du latin « evanescere » (« s’évanouir, disparaître »), composé du préfixe privatif « e- », du nom « vanus » (« vide ») (de l’indoeuropéen « u̯ā » (« ne pas avoir »)) et du suffixe verbal « -ere ». Son usage pourrait paraître vain et sa connaissance dérisoire si l’on ne voit que son premier sens, strictement botanique, car on l’utilise s’abord pour parler d’un nectaire, c’est-à-dire la glande florale qui sécrète le nectar ensuite butiné par les abeilles pour la production mellifluente (voir mot 54), dont la taille s’amoindrit au fur et à mesure que le fruit grandit pour finalement disparaître complètement.

Mais la beauté et la poésie dont est nimbé cet adjectif explose au grand jour quand on jette un œil intéressé à ses autres magnifiques acceptions. Par exemple, et par extension, un parfum, un souvenir, un sourire, une existence, une silhouette caligineuse, une passion ou une idylle évanescent est un parfum, un souvenir, un sourire, une existence, une silhouette, une passion ou une idylle qui est très fort quand il survient avant de s’étouffer à petit feu, de se faire grignoter par notre cœur et notre cerveau, jusqu’à disparaître, jusqu’à s’oublier à jamais. On le retrouve dans une belle composition littéraire de Louis Pergaud, qui parlait « [d]es berges rutilantes des diamants évanescents de rosée », mais aussi dans La Maison de chagrin de Victor Del Árbol (2013) : « Qu'est-ce que l'amour ? Rien. Un sentiment évanescent. Une chose que nous croyons avoir mais qui ne nous a jamais appartenu. » Dans son sens figuré, évanescent peut également qualifier une personne, un comportement ou un instant insaisissable, voire fuyant, un personnage difficile à cerner, céleste, délicat au plus haut point.

Le nom correspondant à évanescent est évanescence (substantif féminin apparu pour la première fois en 1859 dans Le Dictionnaire français illustré de Maurice Lachâtre), un mot visiblement assez évanescent et volatil puisqu’il n’est quasiment plus utilisé de nos jours, en tout cas nettement moins qu’au XIXème siècle, à son invention. En effet, on en trouve dans la littérature que très peu d’occurrences, en tout cas peu d’occurrences grandioses, ce qui est bien dommage.

Mais enfin, une chronique éphémère autour de l’évanescence est un bon moyen de faire passer des messages de la plus haute importance, afin de ne pas passer à côté de sa vie : « Rêvons d'évanescence et abandonnons-nous à la folle beauté des choses. », comme écrivait Okakura Kakuzo. Oui, profitons de l’instant présent, carpe diem (cueille le jour en latin), car nos existences sur Terre ne sont que de brefs passages évanescents qu’il ne faut pas gaspiller en s’abandonnant à des tergiversations accablantes. Utilisons le temps qui nous est imparti, ne nous laissons pas anéantir par des « hommes en gris », des personnages horribles qui veulent nous confisquer les futilités pour les supplanter avec des fatalités que l’on ne saurait entendre. Le monde est plein de plaisirs évanescents, de fleurs qui s’épanouissent et de malheurs qui s’évanouissent ; alors, profitons-en.


 

Une femme évanescente, au sens propre du terme ; Evanescent, une photographie d'Angele Luedtke...
Une femme évanescente, au sens propre du terme ; Evanescent, une photographie d'Angele Luedtke...

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