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Mot 58 : paracosme, « ce que l'imaginaire de l'enfant peut offrir »

Il était une fois, une petite fille de cinq ans à peine, une petite fille qui s’appelait Joanne Rowling et ne savait pas encore qu’elle allait remuer le monde en le chatouillant de sa plume. Dans sa famille, on l’appelait Jo. À l’école, on l’appelait Jo. Elle vivait discrètement, d’amour et d’eau fraîche, vivant sous un amoncellement monstre de bouquins et d’ouvrages ; « [Elle] vivai[t] pour les livres ». Tous les jours, elle parcourait des lignes, des pages et des chapitres entiers, avec une avidité, une assiduité et une soif de mots à couper le souffle. À six ans, elle écrivit Rabbit, un conte que sa mère lui racontait souvent le soir, avant de fermer les « petits pois » et de se laisser bercer dans les bras de Morphée. À onze ans, un roman. Joanne étudia à l’Université d’Exeter, où elle étudia anglais, français, grec ancien et latin ; ce qui ne lui suffisait pas. Quand elle avait une minute libre, quand elle avait une seconde de répit bien mérité, elle courait, à toute allure, se rendre dans les rayons énigmatiques et foisonnants de la bibliothèque des environs. Elle écopa cinquante livres, soient cinquante-sept euros d’amende au motif de livres en retard. Puis elle décida de quitter le bercail, de s’aventurer dans ce monde si grand qu’est la Terre, et voyagea d’Exeter à Paris, de Paris à Londres, de Londres à Édimbourg, d’Édimbourg à Porto…

En 1990, Joanne eut vingt-cinq ans. Vingt-cinq ans et des poussières lorsqu’elle reçut un choc qui renversa sa vie simple et heureuse pour la tourner au cauchemar. Elle travailla quelques années à Amnesty International, en tant que chercheuse puis porte-parole. « J'ai commencé à faire des cauchemars, littéralement des cauchemars, à propos de certaines choses que j'ai vues, entendues et lues. (…) Les gens ordinaires, dont le bien-être et la sécurité sont assurés, peuvent se réunir en grand nombre pour sauver des personnes qu'ils ne connaissent pas et ne rencontreront probablement jamais. Ma petite participation à ce processus a été à la fois l'une des plus grandes leçons d'humilité et une des expériences les plus inspirantes de ma vie. » C’en était trop. Trop de malheur à supporter, trop d’épreuves, trop de noirceur et trop de corps agonisants, moribonds, violés et refroidis qu’elle peinait à sauver.

Anne, la mère de Joanne, perdit, elle aussi, la vie des suites d’une maladie incurable. Ce fut dans une gare, en attendant son train qui commençait à prendre un sacré retard, qu’elle songea pour la première fois à Harry Potter. Malgré elle, dans son imaginaire, se formait un monde merveilleux à la fois rempli d’une allégresse formidable et d’une tristesse brûlante. Puis elle se fit licencier de son travail à Manchester. Et partit vivre à Porto. « Désormais, les sentiments de Harry envers ses parents disparus étaient devenus bien plus profonds et tangibles. C'est durant les premières semaines de mon séjour au Portugal que j'ai écrit mon chapitre préféré de L'école des sorciers : Le miroir du Riséd ». Elle se marie avec un homme qui la violente, puis divorce. Se retrouve seule, sans travail, avec son bébé dans les bras ; craint de devoir subir un deuxième deuil. La pauvreté gagne la maison comme une gangrène métastase dont elle ne peut se libérer ; « Les gens deviennent des statistiques, ils perdent leur individualité lorsqu'ils sont piégés dans la pauvreté. C'est une place humiliante où on est défini par des personnes n'ayant jamais vécu notre situation. Tous nos choix sont sous contrat. » Alors, Joanne, vingt-sept ans et des poussières, une jeune femme d’habitude si énergique, si dynamique, sombre dans la mélancolie la plus totale, fait naufrage à plusieurs reprises sur l’île de la dépression clinique, et se laisse emporter par les déferlantes brutales de l’océan de son existence.

Son rêve d’écrire un livre se mit alors à prendre de l’ampleur, à grossir, grossir, devenir une tumescence, une boursouflure qui occupe toute la place dans sa tête. Sa décision était prise. Elle s’attacha les cheveux, alluma la radio, s’assit devant sa vieille machine à écrire délabrée, et commença. « Mr. and Mrs. Dursley, of number four, Privet Drive, were proud to say that they were perfectly normal, tank you very much. They were the last people you’d expect to be involved in anything strange or mysterious (…) ».

Le mot d’aujourd’hui, paracosme, n’existe pas à proprement parler de la langue française : il n’est pas dans les rangs des dictionnaires les plus communs (Larousse, Robert, Wiktionnaire, et compagnie…), est considéré comme non existant pas les systèmes informatiques de correction automatique…, mais certains le considèrent tout de même comme un terme qui devrait avoir sa place dans les livres et les discussions. On le retrouve en anglais sous la forme paracosm (il est d’ailleurs plus connu écrit de cette manière), ce qui, n’en déplaise à certains lecteurs assidus ou non, le classe dans la catégorie des anglicismes (mais dans le cas de ce vocable-là, dire qu’il s’agit d’une « invasion anglophone » serait de purement déplacé, dément et injustifié). Si on pousse plus loin, on peut remonter à des racines étymologies grecques : « παρά » (« pára »), qui signifie « en parallèle, contre, autour », et qui a donné parapluie, parachute, parasol… et « κόσμος » (« kósmos »), qui signifie « ordre, univers, monde », et que l’on retrouve, entre autres, dans cosmogonie, cosmonaute, cosmos et cætera. Ces deux termes proviennent respectivement de l’indoeuropéen « per- » (« au-delà ») et « k̑oNs-mo », « k̑eNs » ou « k̑óns-o- », ce qui, je vous l’accorde, ne fait pas grandement avancer le schmilblick.

Et si nous passions au sens avant que votre langue haletante ne se détache de votre gorge ? Volontiers. Un paracosme est en fait un monde imaginaire extrêmement détaillé. Autrement et plus poétiquement dit, un paracosme est un univers parallèle et inaccessible qui grouille de complexité, tout comme le nôtre. Très souvent, ces contrées-là possèdent d’ailleurs une autre langue, tout aussi imaginaire, et parfois infondée, mais aussi une autre géographie, d’autres animaux et végétaux, une autre nature, idéale ou menaçante, et cætera.

La littérature foisonne de paracosmes, tous plus biscornus les uns que les autres, mais tous basés sur le même modèle : une planète, de l’eau, de la Terre et des humains. Un des plus célèbres est certainement la Terre du Milieu, née dans l’esprit formidable de John Ronald Reuel Tolkien, un monde détaillé au millimètre près, avec une langue passionnante pour les linguistes curieux. Au passage, l’auteur du Hobbit et du Seigneur des anneaux utilisait un procédé fort peu commun pour imaginer ses paracosmes : il commençait par inventer le langage de son pays, et réfléchissait ensuite à ses locuteurs. Le Gondal des trois sœurs Anne, Emily et Charlotte Brontë est aussi un exemple particulièrement frappant de monde inventé de toutes pièces glanées à l’aveuglette dans une marmite existentielle. Mais les trois autrices écrivaient chacune après l’autre, leur séparation les empêchant de se voir en face à face. Les trois Gorgones se partageaient un unique œil et une unique vue, les trois Brontë se partageaient leur carnet et leur plume rebelle.

Mais, mise à part sa dimension littéraire, le mot paracosme s’applique également dans un contexte plus profond, psychologique et spirituel. Car en général, et comme dans le cas de Joanne Rowling ou des Brontë, le paracosme est créé chez un enfant, un adolescent, ou même un adulte « mature » (bien qu’il conserve justement une partie de sensibilité aux aléas de la vie) qui ressent un manque dans le monde « réel », qui a subi le deuil, qui a l’impression désagréable d’être étouffé par un amas gigantesque de petits troubles qui s’accrochent comme des aimants. Ou bien par celui qui ressent le monachopsis, c’est-à-dire « le sentiment subtil mais persistant de ne pas être à sa place, aussi inadapté à son environnement qu'un phoque sur une plage, maladroit, facilement distrait. » (voir mot 46). Ce concept a d’abord été décrit, il y a une quarantaine d’années, soit dit en passant, par un chercheur de la British Broadcast Company répondant au nom Robert Silvey, puis par le psychiatre anglais Stephen A. MacKeith et enfin le psychologue David Cohen. Toutefois, celui qui se revendique en tant qu’inventeur du terme pour le désigner se décrit comme un « paracosmiste » et se nomme Ben Vincent. Et depuis sa découverte, le concept de paracosme a été l’objet de nombreux articles et publications, prenant une grande ampleur médiatique mais méritée. En 2014, le test dit des « amis imaginaires » a contribué à hisser l’invention intellectuelle de mondes au rang de facteur pour quantifier l’intelligence humaine (ce qui est, selon moi, est complètement absurde).

Enfin bref, ce billet commence à sacrément prendre de l’ampleur, et à probablement à devenir (un peu) soporifique. Alors, pour conclure, je vous propose une citation de Dorothy G. Singer, qui, en 1990, dans son ouvrage neurologique The House of Make-Believe écrivait : « Les compagnons de jeu et les paracosmes imaginaires peuvent représenter le vaste potentiel créatif de personnes intrinsèquement talentueuses. (…) Ils peuvent aussi ébaucher ce que l'imaginaire de l'enfant peut offrir à celui qui grandit. » (traduction retouchée par mes bons soins). Pendant des centaines d’années, ceux qui inventaient quelque contrée lointaine et exotique, à l’aide seule de leur prodigieux cerveau (car oui, le cerveau un engin prodigieux, même pour les plus basses gens), de façon cohérente et splendidement précise, étaient considérés comme des fous à lier, comme des demeurés idéalistes, et on les rabaissait sans cesse pour les « exorciser » de leurs rêves. On se fâchait contre eux, les empêchait de s’envoler en les tirant toujours plus bas, dans un monde sans rêve et sans beauté, on les prenait pour des déraisonnés au lieu de chercher la véritable cause de leur malheur, et ce qui faisait qu’ils ressentaient le besoin de décompresser, de partir voir du pays et de créer un endroit où ils se trouveraient mieux, où ils se trouveraient enfin dans leur élément.


Billet dédicacé à O. M.

 

Étranges et oniriques sont les paracosmes de Salvador Dalí… (Rêve causé par le vol d'une abeille autour d'une grenade, une seconde avant l'éveil, 1944)
Étranges et oniriques sont les paracosmes de Salvador Dalí… (Rêve causé par le vol d'une abeille autour d'une grenade, une seconde avant l'éveil, 1944)

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